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mais à propos d’autre chose et sans le reconnaître. Il est bien vrai que la philosophie de Démocrite et d’Épicure, par l’idée du vide et de l’infini, posait le problème de l’espace ; mais on sait que cette philosophie n’exerça pas une influence profonde sur la métaphysique antique, que le génie romain et même le génie grec en recueillirent surtout les applications morales. D’ailleurs, dans le système de Démocrite, ce qui était le fond de la réalité, la base de l’univers, c’était l’atome. Or l’atome était figuré, c’est-à-dire déterminé, et sa figure était éternelle : elle n’avait pas commencé, elle ne pouvait pas périr. Or, rien ne répugne plus à l’idée d’espace que l’idée d’une détermination de forme essentielle, absolue, invariable. L’espace n’était donc plus que le vide, et le vide lui-même n’existait qu’en vue de rendre possibles les groupements et les dissolutions d’atomes. Il donnait un peu de jeu à la machine, et c’était tout. L’infinité même de l’univers n’était qu’un prétexte aux combinaisons infiniment variées des atomes. L’infini de l’étendue n’avait donc pas, pour Démocrite et pour Lucrèce, ce caractère auguste et sacré qui seul eût retenu la méditation de l’esprit antique. Au bord des flots, Lucrèce ne se laissait point aller aux rêveries d’infini : il évoquait Vénus, c’est-à-dire la beauté idéale et féconde définie en son contour divin. Les idées de Démocrite ne restent pas moins comme un germe, et lorsque l’astronomie, avec Copernic, aura soupçonné que la terre n’est pas le centre du monde, l’espace apparaîtra à Giordano Bruno dans sa puissance infinie, absorbant toutes les formes, débordant toutes les sphères ; et en même temps, comme l’âme humaine était toute pleine de l’infini chrétien, en se répandant dans l’espace, elle y répandra son Dieu ; ou plutôt, il lui semblera que c’est l’infinité même