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monte du sillon ; la verdure toute jeune du printemps, où transparaît la sève, s’accorde avec le bruissement vif et doux des premières feuilles, pour insinuer aux sens et à l’âme le renouvellement de la vie ; la clarté dorée, qui partage gaiement la rue avec l’ombre douce, réjouit le cœur, comme le bruit allègre du marteau interrompu de tranquilles silences ; et le soir, quand la terre devient noire, quand la dernière lueur rouge du jour lointain qui s’en va sollicite à le suivre le regard et le cœur inquiets, ce départ de la clarté qui laisse vides nos horizons jette en nous une pénétrante tristesse d’infini, que les voix innombrables qui s’élèvent alors de la terre, comme un long et religieux appel, renouvellent à leur manière et gravent au cœur. Ce n’est point l’homme, arbitrairement, qui recueille les clartés et les sons et qui les harmonise. La poésie n’est point une invention de l’âme rassemblant, dans une unité factice, les éléments épars de la beauté et les diverses manifestations de l’être. Cette unité est dans les choses : l’intime mélange de l’être et du non-être est au fond de tout, dans le désir vague des cœurs, dans l’effort impuissant des grands souffles à se soumettre l’espace, dans la splendeur atténuée et finissante du dernier rayon ; et il n’est pas étrange que, de toutes les profondeurs de la nature et de l’âme, je ne sais quoi d’analogue sorte parfois que les sons et les clartés et les rêves du cœur traduiront tous à leur manière, mais dans une saisissante harmonie. De proche en proche et par l’universelle liaison des choses, un même ébranlement de mélancolie et de joie s’étend, à certaines heures, à toutes les sphères de la vie : la lumière pâle et inquiète, qui tombe de l’abîme obscurci du ciel, rencontre en son chemin l’inquiétude de la vie déséquilibrée par le départ