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sitions musicales. Mais on peut dire aussi qu’en modulant ainsi leur vie, ils voulaient moins encore, au fond de leur âme, la traduire qu’y échapper. Chanter leur victoire, même en chant sauvage, c’était lui ôter un moment sa brutalité meurtrière. L’atrocité physique de la lutte et de l’égorgement disparaissait à demi dans une pure ivresse d’orgueil et de force ; et à leur insu même, ils lavaient leur victoire du sang répandu. C’était pour eux une sensation nouvelle ; et dans la nature barbare qui s’agitait en eux, une étrange révélation. De même, en chantant en chœur les douleurs de la mort, ils étaient à celle-ci sa vulgarité ; ils lui donnaient quelque chose de solennel, et au souvenir de ceux qui s’en allaient, quelque chose d’étrange et de vaste. Oui vraiment, si vous devinez ces âmes primitives, elles s’arrachaient de la vie par leurs premières créations musicales, beaucoup plus qu’elles n’exprimaient la vie. Les sauvages recommencent sans fin les mêmes modulations et ils poussent leur voix jusqu’aux notes les plus aiguës. On dirait que par cette insistance monotone et cette violence aiguë, ils veulent sortir des régions moyennes de la vie et se créer un monde nouveau pour une âme nouvelle. Les premiers hommes ont dû éprouver aussi une joie d’enfant à entendre des sonorités qu’ils n’avaient pas encore entendues ; celles, par exemple, d’un nouveau métal fraîchement découvert. Plus cette sonorité était nouvelle et différente des autres, plus elle leur plaisait, et ils avaient bien raison. C’était la révélation d’une force nouvelle, d’une parcelle d’âme inconnue. Ceux qui n’auraient vu là qu’un moyen nouveau d’expression pour leurs sentiments accoutumés, les auraient singulièrement surpris. C’était autre chose qu’eux, et voilà pourquoi c’était mystérieux et amusant. Aujourd’hui encore,