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l’aveugle, objet d’imagination. Elle fait de la forme, même éloignée, une sensation immédiate ; elle permet à l’être sentant d’exercer à la fois, dans un acte unique, le sens de la profondeur et le sens de la forme. On dit communément qu’un aveugle ne peut avoir aucune idée de la lumière et des couleurs. Physiquement, c’est vrai ; mais il n’est pas impossible à un aveugle, même de naissance, d’avoir le désir et comme le pressentiment de la lumière. Il peut se dire à lui-même : « J’ai le sentiment immédiat de la profondeur ; je me représente ou plutôt je perçois de l’espace après l’espace ; je perçois donc de l’espace à distance. Comment se fait-il que je ne puisse pas percevoir aussi de la. forme, c’est-à-dire des relations d’espace, à distance ? Il y a là quelque chose d’in1 complet, une sorte d’à-peu près contradictoire. J’imagine les formes dans la profondeur, et je ne puis les y percevoir. N’y a-t-il pas une forme de la réalité qui réalise avec précision mon vague désir ? » Cette forme de la réalité, c’est la lumière. Et même, si j’ose pousser ma pensée jusqu’au bout, le physique n’étant, au fond, que du métaphysique, l’être qui aurait dans son intérieur, avec une énergie interne suffisante, l’idée métaphysique de la lumière, ne pourrait-il en avoir, sans secours extérieur, la sensation physique ? Mais je me trompe, car il créerait ainsi la lumière une seconde fois, la lumière ayant été créée, en effet, dans le monde par le besoin de lumière qu’avait l’être infini. Il n’y a qu’un désir infini qui puisse créer dans l’infini, et l’être fini qui désirerait la lumière d’un cœur borné serait condamné à l’impuissance d’un désir éternel. Voilà pourquoi la lumière ne sera jamais notre œuvre exclusive ; elle sera un secours du dehors, un don divin, une grâce.