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dans un monde nouveau, comme nous l’avons supposé un moment à la suite du Dante, un rôle plus vaste ; si toutes les forces et toutes les âmes se résolvent les unes pour les autres en lumière, en couleur, en harmonie, il sera impossible d’abolir entièrement le toucher, car ce serait abolir l’individualité elle-même. Il y aura donc toujours des corps au sens profond du mot, même dans les royaumes spirituels. Il se peut qu’à l’heure présente il n’y ait pas équilibre, dans le monde, entre le toucher et les autres sens, et que les rapports des êtres entre eux soient beaucoup plus des rapports d’exclusion jalouse et d’ignorance épaisse que des rapports d’intuition et d’harmonie. Mais tout réduire à l’intuition et à l’harmonie en supprimant ce qu’on appelle la grossièreté du toucher, ce serait supprimer la base même de l’existence individuelle, et, par suite, cette vie même de l’âme que l’on prétendrait exalter. Cette justification du toucher est donc la justification de l’univers actuel. Il n’est, pour les mystiques épris de pure lumière, qu’un monde provisoire. Au contraire, pour ceux qui savent voir que la lutte est une partie essentielle de la réalité, il est l’univers définitif.

Le monde étant une vérité, et la conscience, fragment de Dieu, étant faite pour la vérité, il est naturel que la conscience saisisse par les sens la vérité du monde, sous forme de résistance, de chaleur, de son, de lumière. Mais il y a là un problème que la conception purement mécanique de l’univers ne peut résoudre. Selon les mécanistes, il n’y a d’autre réalité dans le monde que des mouvements bruts, et ces mouvements éveillent dans les consciences des sensations qui n’ont avec eux aucun rapport intime. Il y a des mouvements de l’éther qui ne sont en rien de la lumière, et il y a en nous une