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cher est l’instrument. C’est avec raison aussi, et avec un merveilleux instinct du vrai, que les hommes font de ce que l’on peut toucher, de ce qui est palpable, le symbole même du réel. Avant que la conscience absolue ait accepté la forme de l’existence individuelle, affirmée et attestée par le toucher, il y avait certes une haute et idéale réalité ; mais ce que nous, vivants, nous appelons la réalité, n’existait pas. C’est dans le toucher que se manifeste la crise profonde par laquelle le parfait est entré dans la lutte et l’un dans la dispersion. C’est donc une erreur grave de considérer le toucher comme un sens grossier : il n’y a pas de sens grossier, parce que tout sens atteint une vérité et qu’il n’y a pas de vérité grossière. Le toucher qui nous révèle la forme dramatique qu’a prise la vie divine, l’opposition éternelle et le combat éternel où elle est entrée est, à sa manière, un sens métaphysique et divin. Voilà pourquoi le toucher a le droit, non seulement de s’exercer dans sa sphère propre, mais d’être présent en quelque mesure aux autres sens. Même quand elle se laisse emporter à une chanson lointaine, même quand elle oublie tout, ses bornes, ses misères, ses luttes, dans la sérénité de la lumière illimitée, l’âme sent, par un contact léger, qu’elle est en effet une âme, c’est-à-dire une conscience individuelle, et qu’aucune rêverie, qu’aucune expansion vague ne la dispense de sa part d’effort et de lutte dans un monde où Dieu même s’est soumis aux conflits et aux contradictions. Il est impossible à l’âme d’oublier jamais la crise divine qui a créé l’individualité, et d’échapper à une loi que Dieu a faite pour tous en la faisant pour lui-même. Aussi, même dans ces transfigurations glorieuses de l’univers que rêvent les imaginations mystiques ; même si la lumière et le son jouent