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et libre des âmes. Cette dispersion de la conscience absolue en consciences particulières n’est possible que s’il y a des bases organiques distinctes, des centres de vie distincts. Et voilà pourquoi la première condition de la conscience individuelle, c’est l’individualité organique ; et comme c’est par le toucher que cette individualité s’affirme et qu’elle s’oppose à tout ce qui n’est point elle, c’est le sens du toucher qui est en quelque sorte à la base de la conscience individuelle. C’est par lui que la conscience absolue prend tout d’abord la forme brute de l’individualité limitée ; c’est par lui qu’elle s’incorpore à des organismes distincts, où elle se façonne en conscience particulière. C’est de lui qu’elle, qui est l’unité, apprend la division, la limitation, l’opposition. Voilà comment le toucher peut être dit le sens fondamental ; et voilà pourquoi aussi il y a, dans tous les autres sens, un reste de toucher. Si la conscience individuelle pouvait, par exemple, percevoir la lumière sans qu’il y eût contact de son organisme et de la lumière ; si le sentiment de l’organisme ne se mêlait pas en quelque façon à la perception de la lumière, la conscience individuelle se perdrait absolument dans l’universalité de la lumière ; elle n’aurait plus son point de vue distinct sur l’univers, et elle ferait retour à la conscience absolue.

Lorsque les mystiques disent que c’est le poids du corps qui empêche l’âme de remonter à l’âme divine, ils expriment, sous une forme naïve, une vérité profonde. C’est bien, en effet, le toucher qui localise et qui individualise la conscience. Mais ce n’est pas l’âme qui est captive : c’est Dieu qui est retenu captif dans les existences individuelles, et les âmes individuelles n’existent que par cette sorte de captivité divine dont le tou-