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aime à abolir toute barrière organique entre elle et les choses, se répandant dans la lumière ou se perdant en une mélodie. L’essai de réduction qu’a fait Spencer échoue donc complètement, et la différence spécifique des sensations diverses reste établie.

Ce qui est vrai, c’est que le toucher est à certains égards le sens fondamental et premier ; suivant la remarque d’Aristote, tous les êtres sont doués du sens du toucher et tous n’ont pas l’ouïe et la vue. De plus, il est bien certain que, pour que les autres sensations de son, de lumière, de chaleur se produisent, il faut qu’il y ait contact entre l’organisme et les agents extérieurs. Ainsi, le contact qui n’est pas précisément le choc peut être regardé non pas certes comme l’essence, mais comme la condition de toutes les sensations.

On ne s’en étonnera point, si l’on songe que toute conscience doit être déterminée, individuelle, et que c’est par le toucher que l’individualité d’un être se limite et se précise. Il n’y aurait pas de consciences individuelles, et des âmes innombrables ne s’éveilleraient pas dans tous les centres de force, si la conscience absolue, le moi absolu n’existait pas. Si l’infini, si l’être, en un sens qui nous dépasse, ne disait pas moi, comment ces innombrables parcelles de l’être, qui ont conscience d’elles-mêmes dans toutes les hauteurs, dans toutes les profondeurs de l’univers, pourraient-elles dire moi ? Il n’y a pas, à l’éveil d’une conscience nouvelle, création de conscience, mais, si j’ose dire, adaptation de la conscience absolue à un point de vue particulier. C’est parce que le parfait est entré dans la contradiction et dans la lutte, que la conscience absolue se disperse en consciences innombrables, pour retrouver, au terme idéal des choses, son unité première dans l’unité vivante