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que la quantité répugne à la vie intime de l’âme, il faudrait démontrer, au préalable, que la quantité, par essence, répugne à l’infini.

Chose curieuse, c’est pour sauvegarder l’originalité et la délicatesse de la vie et de l’art, qu’on prétend réduire la quantité à une sorte de symbole banal et de convention utilitaire. Or, il semble bien que dans les moyens d’expression de l’art, l’âme humaine ne puisse être créatrice que grâce à la quantité. David Hume, après avoir établi en thèse générale que toutes nos idées sont le reflet de nos impressions, ou, en d’autres termes, que nous n’imaginons rien avant de l’avoir senti, fait cependant une réserve. Il observe que les peintres créent pour leurs tableaux des nuances, que sûrement ils n’ont jamais vues. Hume admet que, si nous connaissions seulement toutes les couleurs fondamentales du spectre, nous pourrions très bien imaginer de nous-mêmes les nuances intermédiaires ; et il est certain que l’imagination des peintres est en quête de splendeurs et de douceurs que leur œil n’a jamais vues. Ce pouvoir créateur de l’imagination humaine a des bornes très étroites. Il ne va pas jusqu’à l’invention d’une couleur nouvelle ; mais dans ces limites il est incontestable. Et comment l’imagination pourrait-elle passer d’une nuance à une autre ; comment pourrait-elle s’aider de ce qu’elle possède déjà pour créer du nouveau, s’il y avait entre les diverses nuances des différences qualitatives irréductibles ; et si elles n’étaient pas continuées les unes dans les autres, malgré leur diversité, par le mouvement même de la quantité ? Je ne dis pas qu’il n’y ait que du plus ou du moins dans les nuances distinctes, mais je dis qu’il y a du plus et du moins et que, sans cet élément de quantité, l’imagination n’aurait aucun point