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même les échos mystérieux qui dorment sous bois ! Défendons-nous, replions-nous, resserrons-nous.

Soit ; mais il ne me déplaît pas que le puissant orateur échappe aux coteries étroites et raffinées par cette sorte d’appel à l’immensité. Michelet disait : « Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors. » Quel jour que celui où la parole humaine, parole de justice, de douceur et d’espérance, pourrait, en effet, rassurer, consoler, exalter tous les êtres ! Laissez donc entrer, dans le rêve d’éloquence du grand orateur comme dans le rêve de fraternité du grand penseur, l’espace et la foule, la foule des hommes et la foule des vivants. J’ai peur qu’en excluant de la vie intellectuelle et morale l’espace, l’extériorité, vous ne la resserriez décidément en égoïsme. La quantité, étant l’expansion indéfinie, est, en un sens, une puissance morale. Quand le paysan, cheminant dans la plaine, médite un mauvais coup, il se ramène sur soi, il ne cherche plus l’horizon du regard : il supprime l’espace.

Très logiquement, ceux qui répudient l’espace, la quantité, condamnent les grandes constructions intellectuelles. Pour élever un édifice de pensée, comme pour élever un édifice de pierre, il faut, si je puis dire, avoir foi dans l’espace. S’il n’y a de vérité que dans les qualités indéfinissables dont notre moi est affecté, il n’y a plus de système des choses, car il n’y a plus une seule vérité qui puisse convenir à plusieurs esprits. Et réciproquement, ceux qui condamnent les grandes constructions intellectuelles arrivent à répudier en fait l’extériorité et à tout réduire aux sensations et impressions du moi. Certes, M. Renan n’est pas tendre pour le subjectivisme. Il aime l’univers et il y croit ; il veut que nous sortions sans cesse de nous-mêmes, et que notre sym-