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sur un rythme traînant, monotone et triste. Je crois bien, en effet, qu’avant de s’ouvrir à la contemplation, à la poésie, aux sentiments vagues, ces âmes strictes et âpres ont besoin d’être endormies. Ce qui s’endort en elles, ainsi bercé, c’est justement cette âpreté. Mais il y a des âmes qui dans leur fond même sont faites pour l’art, et celles-là, la grande et belle poésie ne les endort pas ; elle les éveille. Si la poésie avec son rythme s’empare d’elles, c’est d’abord que, chez les vrais poètes, ce rythme suit ou devance les mouvements secrets de l’âme ; c’est aussi que, fixés dans une forme, les sentiments exprimés prennent quelque chose d’absolu et d’éternel. Les beaux vers sont pleins de l’âme du poète ; elle s’y prolonge en accords délicats, en résonnances puissantes ou subtiles. Mais, en même temps, ils ont leur vie propre, leurs formes, leurs mouvements, leurs lois. On sent que l’âme même qui les a créés n’y peut plus rien changer, et que la personnalité périssable du poète est entrée, sans perdre son essence propre, dans l’impérissable et dans l’impersonnel. Le grand art est, au fond, l’alliance de l’espace ouvert, immuable et sacré avec l’âme changeante et profonde.

Je sais bien que les excès de mystère intime, où semblent se complaire quelques contemporains, sont une réaction contre l’art extérieur et formel, contre le vide de la poésie sculpturale ou architecturale et l’emphase démocratique. Gambetta, dans l’enthousiasme d’une tournée oratoire en plein Midi, écrivait à Mme Adam : « Le pays tout entier m’apparaît comme une immense tribune ; je me sens de taille à haranguer l’immensité. » Eh quoi ! voilà donc nos douces collines qui ne sont plus, pour les nouveaux Dantons, que des bornes oratoires, et ces voix de tonnerre et de club vont accaparer