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lumière qui est bien la lumière, mais qui ne ressemble exactement à aucune autre lumière. Les sentiments que Racine prête à ses personnages sont des sentiments réels, observables chez des hommes de toute condition, et, en même temps, ses personnages se meuvent dans une atmosphère idéale où la sérénité antique et la douceur chrétienne se mêlent en des proportions inconnues. De même, le monde de Lamartine se déroule dans une lumière qui est vivante, qui est vraie, mais qui semble venir de l’âme autant que du soleil. Ainsi, les génies créateurs, bien loin de soumettre leur âme à la banalité de l’espace et des mots, imprègnent l’espace et les mots de leur originalité. Et c’est là précisément que leur individualité éclate. En traduisant leur âme, ils lui donnent une sorte d’universalité, sans lui ôter en rien son caractère individuel. Le beau mérite de garder son moi intact en l’enfermant dans le mystère, comme un bijou dans un coffret ! Eux, ils veulent se répandre et ne point s’altérer. Ils veulent que leur âme ait quelque chose d’éternel, d’immense et d’ouvert comme le monde lui-même, et qu’ayant pris forme dans une œuvre, elle fasse désormais partie de l’univers dans l’espace sans limite éclairé par leur génie.

M. Bergson explique la puissance des vers par une sorte d’hypnotisme. Leur rythme accapare notre attention : il exclut peu à peu la possibilité de penser à autre chose qu’au sujet même des vers. Ainsi notre âme appartient tout entière aux sentiments ou aux images qu’insinue en nous le poète, ou, plutôt, l’opérateur. Ainsi, là encore l’art n’apparaît que comme une aliénation du moi. Cela est vrai, peut-être, en un sens, de l’art rudimentaire et inarticulé. Les poésies que chantent les paysans sont presque toutes, même les poésies joyeuses,