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de Plotin, où il oppose le silence méditatif de la nature au vain bavardage de l’homme ; mais ce silence de la nature est plein de pensée, c’est-à-dire, au fond, plein de parole. La nature, en effet, selon le grand philosophe alexandrin, contemple en même temps qu’elle crée ; elle produit toujours des êtres nouveaux, mais selon des types, selon des formes intelligibles. Elle ne produit même que pour réaliser ces types, ces formes, ces idées ; et sa fécondité éternelle est un besoin éternel de s’instruire et de penser. Mais qu’est-ce qu’un type ? qu’est-ce qu’une forme intelligible, sinon un ensemble de qualités qui, à des degrés divers et dans des proportions variables, quoique définies, se réalise dans des êtres divers ? Le type ou l’espèce suppose une pluralité d’individus, non pas identiques, mais analogues. Or, l’analogie implique que des variations de degré, de quantité n’altèrent pas nécessairement un caractère essentiel. Il n’y a donc de type, de forme d’idée que parce que la quantité est et qu’elle est présente à la qualité. Donc, sans la quantité, sans la matière indéterminée et informe, sans l’espace, la nature ne penserait pas. Mais l’idée générale, l’appréhension sous une même forme d’êtres ou de phénomènes particuliers, c’est le fondement du langage ; c’est, à vrai dire, le langage lui-même, et le péril des mots n’est pas dans le son, il est dans cette généralité des conceptions qu’ils permettent et qu’ils aggravent. Étant pleine d’idées, la silencieuse nature est donc pleine encore une fois d’un langage intérieur ; mais en elle le langage ne fait qu’un avec la forme ; il a la sincérité et la profondeur de la vie. Abolir en elle ce langage intérieur, ce serait lui arracher la pensée elle-même, la fécondité, la vie, la contemplation créatrice sous le ciel constellé. Nous, de même, nous devons rapprocher le