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créée les relations verbales, le mystère de sincérité de la nature primitive. Elle continue la tentative de Jean-Jacques. Celui-ci, en condamnant la pensée réfléchie, était bien près de condamner le langage ; mais il n’avait pas songé, étant métaphysicien assez médiocre, que l’espace était la première des inventions funestes et que le premier être qui a préparé la sociabilité universelle avec toutes ses misères, est celui qui, le premier, s’est distingué nettement du milieu homogène où il était plongé, a discerné d’autres êtres dans ce milieu, et par lui le moyen de communiquer avec eux. Le malheur est que cette invention date de loin, ou plutôt qu’elle n’a pas de date. Elle est contemporaine de la vie dans l’univers. Car enfin, l’animal même qui ne perçoit pas nettement l’espace externe, se perçoit lui-même comme une masse, c’est-à-dire comme une quantité. Il vit surtout dans les impressions de son organisme rudimentaire, et cet organisme est pour lui comme un fragment d’espace. S’il ne connaît pas bien l’espace comme un milieu externe, ce n’est pas qu’il ignore l’espace ; non certes, mais tout l’espace qu’il connaît, il le remplit, et par suite, il ne le distingue pas clairement de son être propre. Mais, à mesure que la vie se développera et que cet animal passera à des formes supérieures, au lieu de percevoir l’espace en soi-même, il se percevra dans l’espace. Et c’est sans étonnement qu’il reconnaîtra un milieu homogène, car ce milieu homogène, il l’avait obscurément perçu dans l’enceinte même de sa vie organique, dès le début.

L’animal, même quand il ne se distingue pas nettement lui-même des choses, a cependant le sentiment qu’il y a un dehors. Si rudimentaire qu’il soit, il se meut ou essaie de se mouvoir soit pour appréhender la