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sible et présente, lorsque cette œuvre idéale se développe d’un germe idéal comme l’œuvre réelle de la nature se développe d’un germe réel. Alors l’artiste a fait un être, et, si j’ose dire, en restituant au mot sa valeur vraie et en l’allégeant de tous les souvenirs scolastiques, il a créé une substance.

Or rien n’est plus familier, je dirai presque, rien n’est plus vulgaire que la notion de substance : il n’est pas de paysan inculte qui ne l’applique continuellement, et il est même des philosophes raffinés qui ne consentent pas aisément à être peuple, qui ne voient dans la substance qu’un lourd préjugé, une idole grossière de l’imagination et des sens. Et pourtant, dans cette notion si banale qui est pour tous les hommes l’équivalent même de la réalité, l’esprit a pénétré, l’esprit a sa part. Quand le paysan ou l’homme d’affaires disent : Cet arbre existe, ce fruit existe, cette pierre existe, ils se servent de l’idée de substance, et cette idée leur est fournie non par les sens tout seuls, mais par l’esprit uni aux sens. C’est donc que la réalité la plus familière, la plus vulgaire, est constituée, au moins en partie, par l’esprit, et n’a toute sa signification que par l’esprit. Si donc l’esprit se demande : En quel sens le monde est-il réel ? il n’est pas un seul homme qui ait le droit de s’en étonner, d’abord parce que la réalité a pour tout homme plusieurs formes et plusieurs degrés, et ensuite parce que l’esprit lui-même est au moins un élément de la réalité.

Mais ce n’est pas tout. Un objet a beau m’apparaître avec intensité ; il a beau émouvoir mes différents sens, le toucher, l’ouïe, la vue, d’une manière concordante, je puis encore me demander s’il est réel ou imaginaire, car, en rêve aussi, je crois percevoir avec netteté, et il