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pecte l’originalité. Pour M. Bergson, tout contact de la sensation avec l’espace afflige la sensation de banalité. Par cela seul que la sensation nous apparaît dans un milieu homogène et qu’elle trouve dans ce milieu une commune mesure avec d’autres sensations, elle perd ce qu’elle a d’exquis et d’indéfinissable.

Sans doute, les êtres ne peuvent communiquer entre eux qu’au moyen de symboles empruntés à l’espace. Ils ne peuvent s’entendre sur leurs sensations qu’en les rapportant à une cause extérieure commune, et ils acceptent, pour dialoguer, l’intrusion de la quantité banale dans la délicatesse de leur vie intime.

L’espace n’est donc qu’un langage qui, comme tout langage, substitue la banalité des termes généraux à l’originalité inexprimable de la vie individuelle. Il est même le plus terriblement banal de tous les langages, puisque le terme auquel il ramène tout, la quantité, est le plus général de tous les termes. Mais, à vrai dire, le langage proprement dit est aussi coupable que l’espace, car il n’est possible que par lui. Qu’expriment, en effet, les mots ? des idées générales, et les idées générales sont un certain nombre de caractères communs à une grande diversité d’objets. Mais pour qu’une qualité puisse être commune à plusieurs objets divers, il faut qu’elle puisse se trouver en ces divers objets à des degrés différents. Il n’y a donc des idées générales que parce que nous admettons, dans une qualité définie, des variations de quantité. C’est donc la quantité homogène qui rend le langage possible. Il n’y aurait pas de mots si l’espace n’existait pas : les mots versent donc nécessairement en nous la banalité qu’ils ont puisée dans l’espace. Ils sont même, en un sens, plus dangereux que l’espace, car nous nous méfions moins d’eux : ils ont