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l’effort. C’est là une conséquence curieuse, car M. Bergson se proposait de rétablir la spontanéité absolue et la liberté profonde du moi, en l’affranchissant de la quantité banale et passive où s’exerce le déterminisme. Et le premier effet de sa doctrine est de réduire tous les actes par lesquels le moi entre en contact avec d’autres forces à un automatisme multiple d’où le moi est absent. À vrai dire, cela est logique, car toute action du moi hors de lui-même s’exerce nécessairement dans la quantité ; il faut donc réduire le moi à ne pas agir hors de lui-même, si l’on veut qu’il échappe à la quantité. Il se peut que M. Bergson sauve en définitive la liberté absolue du moi, mais c’est en le concentrant tout entier en un point mystérieux et indivisible, en un foyer sans rayonnement. Le moi n’est plus, si l’on peut dire, qu’un point de liberté, et tout ce qui l’enveloppe est fatalité. Cette unité du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, qui se marquait surtout dans l’effort, est rompue, et le moi, sous prétexte de se dérober au mécanisme, se retire de l’univers ; il fuit les tentations de la quantité, et il s’enferme dans l’action la plus interne, la plus inaccessible et incommunicable. Le moi de M. Bergson est l’ermite de la liberté, mais un ermite qui n’a point perdu toute malice.

Restent les sensations représentatives : le son, la lumière. Elles sont situées dans l’espace ; elles ont une cause physique. Cette cause physique peut varier de quantité, et, selon M. Bergson, nous interprétons les changements de qualité qui se produisent dans nos sensations comme des changements d’intensité, parce que nous établissons une sorte d’analogie involontaire et même de confusion entre la cause physique de la sensation et la sensation elle-même. Je pourrais demander