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tation et d’ivresse, car, à côté des puissances de mon âme qui languiraient ou qui souffriraient, il y en aurait d’autres, en nombre illimité, qui seraient en activité et en joie. La tristesse ou la joie pourraient grandir en moi indéfiniment sans approcher même de mes limites : il n’y aurait donc jamais en moi cette plénitude de souffrance qui est le désespoir, ou cette plénitude de joie qui est l’exaltation du bonheur. Mais notre âme est étroite, et les puissances en sont comptées. Dès lors, à mesure que des puissances nouvelles entrent dans la tristesse ou dans la joie, le rapport de la tristesse ou de la joie au tout de notre âme est modifié. Notre force de vie tout entière peut se résumer soit en un acte de joie, soit en un acte de souffrance, et selon que l’âme s’éloigne ou se rapproche de cette sorte de crise totale, ses affections partielles se transforment. Jetez un caillou, puis un rocher dans une eau sans limite et sans fond, vous produirez simplement un ébranlement plus ou moins vaste. Mais, dans un bassin étroit, il y aura une différence extraordinaire d’agitation. Voilà pourquoi, en nous, des variations de quantité sont si aisément des crises ; il y a, si étranges que puissent paraître ces mots, des crises de quantité.

M. Bergson applique la même analyse au sentiment de l’effort musculaire ; il va, comme on voit, du dedans au dehors. Il commence par contester qu’il y ait vraiment des différences d’intensité dans les états les plus intérieurs de l’âme, dans les sentiments, dans les émotions. Et, à vrai dire, il y a, dans notre âme, tant de nuances qui se superposent, tant de reflets qui se croisent, que la quantité pure y est plus aisément dissimulée. Il était donc de bonne tactique de commencer par l’intérieur de l'âme ; nous sommes par là mieux préparés à