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quantité de l’une d’elles, c’est modifier son rapport de prééminence ou de dépendance à l’égard de l’autre. Il en est, dans le monde de la vie, comme dans le monde du mouvement. Le chêne, à l’état d’arbuste, est le même, quant à son type, que le vieux chêne géant ; mais leur rôle n’est pas le même : l’un peut être étouffé par l’ombre d’un plus grand arbre ; l’autre a toujours sa part de soleil. Les êtres de la forêt ne peuvent demander à l’un l’abri que donne l’autre. Buffon, qui avait à un si haut degré le sentiment de la vie, proteste contre les systèmes arbitraires de classification qui ne tiennent pas compte de la grandeur, de la taille des êtres. Discutant en particulier le système de Linné, il dit : « Faudra-t-il donc, avant de décider qu’un chêne et une pimprenelle ne sont pas de même espèce, étudier à la loupe leurs étamines ? » La quantité de force dont tout être dispose étant limitée, il suit de là que l’être est diversement affecté selon que telle ou telle quantité de sa force est mise en jeu. Par exemple, si ma force nerveuse était illimitée, le son le plus violent ne différerait, pour moi, du même son très doux que par l’intensité ; mais l’un, étant très doux, est proportionné à ma force restreinte ; il ne l’affecte même pas tout entière, et par là il me donne comme un sentiment de liberté et de supériorité ; il est une caresse ; l’autre, très violent, excède ma force : il a donc quelque chose de menaçant ou de pénible. Et c’est ainsi que, ma force étant limitée, tout changement de quantité dans les états de mon âme se traduit presque nécessairement par un changement de qualité. Si la puissance de mon âme était indéfinie, si elle avait d’innombrables formes de désir et d’action, elle ne passerait pas aisément de la mélancolie au désespoir, de la joie tranquille à une sorte d’exal-