Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sentiment qu’il en a ? Voyez les foules qui assistent à une revue ; le défilé des premiers régiments leur donne un premier sentiment de la force de la patrie ; mais à mesure que défilent des masses plus nombreuses et plus profondes, ce sentiment s’exalte jusqu’aux larmes. Oh ! sans doute, il n’y a pas eu là un simple accroissement, et je ne dis pas que l’émotion s’ajoute à l’émotion comme les drapeaux aux drapeaux ; mais je dis qu’un sentiment qui se transforme parce que des éléments extérieurs se multiplient relève en un certain sens de la quantité. La quantité n’agit pas seule, et voilà pourquoi on ne peut chercher une commune mesure entre le sentiment et la représentation extérieure de son objet ; mais elle agit et l’on en peut retrouver la trace. Il se mêle à l’exaltation morale et patriotique de la foule une sorte d’ivresse physique qui est produite par le développement et l’ébranlement des grandes masses, et à laquelle chaque unité numérique contribue pour sa part. C’est cette ivresse physique qui s’ajoutait pour Xerxès devant ses armées sans nombre à l’ivresse intime du pouvoir. Si la quantité vaine n’entrait pas en nous et ne distendait pas nos âmes jusqu’à les faire éclater pourquoi les moralistes parleraient-ils de l’enflure du cœur ?

En fait, nous avons souvent conscience qu’une même action intérieure enveloppe plus ou moins d’énergie, plus ou moins d’être. Nos sentiments divers, tout en conservant entre eux les mêmes proportions participent à l’atonie ou à l’exaltation de notre vie interne. Pour nier qu’il y ait des variations d’intensité dans nos sentiments, il faut nier qu’il y ait en nous des variations de santé, c’est-à-dire d’énergie disponible. Il y a des jours où nous ordonnons nos pensées avec une logique et une sûreté parfaite, mais sans joie ; il en est d’autres,