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quantité d’énergie. Or, l’expérience nous montre qu’il n’y a pour ainsi dire, dans toute âme, qu’une certaine quantité d’énergie disponible, car toute passion tend à devenir exclusive, c’est-à-dire à détourner à son profit et à absorber toutes les ressources de l’âme. En serait-il ainsi, s’il n’y avait pas en nous et en chacun de nos états une certaine quantité d’être ? nous pourrions multiplier en nous les formes d’activité et de désir, sans rencontrer jamais la limite. Il y aurait en nous d’innombrables formes de vie divines, subtiles, faites de rien, et qui n’empiéteraient jamais les unes sur les autres, comme un chœur de déesses qui pourrait s’élargir sans fin, se nouer et se dénouer sans heurt dans l’éther impondérable et illimité. Au contraire, nous sommes le plus souvent obligés, quand nous avons dépassé cette période de l’enfance et de la première jeunesse où la vie surabonde comme un métal en fusion pour lequel il n’y a pas encore assez de moules, d’économiser, en quelque sorte, sur une passion pour en nourrir une autre. L’homme n’arrive guère à entretenir en lui des formes très diverses d’activité qu’en établissant entre elles un accord qui les prolonge l’une par l’autre. Le vieux Gladstone n’abat avec entrain les grands arbres de ses bois que parce qu’il amasse là des forces pour la cause irlandaise. Il nous faut, par toute sorte d’artifices, multiplier entre nos activités diverses les points de contact ; nous n’agrandissons notre petit salon bourgeois que par la correspondance exacte des miroirs qui prolongent les perspectives.

Je sais bien : chacun de ces états relativement distincts qui sont en nous, l’amour de la gloire, ou de la fortune ou de la vie pleine, n’est pas un état simple ; il enveloppe une multitude de déterminations secrètes,