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Est-il possible de nier de la sensation la quantité intensive ? M. Bergson l’a essayé pour les sentiments et les sensations affectives comme pour les sensations représentatives dans des analyses admirables de finesse et de profondeur. Quand nous parlons de désirs plus grands, de joie ou de tristesse plus grande, quand nous disons qu’un sentiment occupe dans notre âme plus de place qu’un autre, il n’y a là que des métaphores empruntées à l’ordre de l’extension. Mais, en réalité, comme il n’y a dans le moi ni espace ni nombre, il ne peut y avoir proprement de grandeur dans les affections du moi. En fait, lorsque nous devenons plus tristes, ce n’est pas qu’un même sentiment, la tristesse, se développe, s’élargisse ; c’est que des puissances de l’âme qui n’y étaient pas encore entrées y entrent à leur tour. Et cela fait une tristesse nouvelle : ce n’est pas l’accroissement d’un état donné, c’est un nouvel état. De même, pour la joie ; de même, pour l’espérance. À la bonne heure, et je n’y contredis pas. Je ne crois pas que jamais psychologue ou moraliste ait comparé les sentiments qui se développent à un ballon qui se gonfle ou à un sac qui se remplit. Il y a, dans tout accroissement, un changement de qualité, et de la mélancolie qui aide à vivre au désespoir qui tue, il n’y a pas une simple évolution de quantité. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir pourquoi, précisément, ce changement d’état prend pour la conscience la forme d’un accroissement. Il peut se succéder dans notre âme, par exemple dans la rêverie, des états très nuancés qui ne nous paraissent pas du tout une aggravation les uns des autres. Mais lorsque la tristesse, après avoir atteint une des puissances de notre être, s’annexe peu à peu les autres puissances, est-ce qu’il n’y a pas