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interprètent, en une langue banale, la quantité, leurs événements intimes qui n’en restent pas moins en soi intraduisibles et incommunicables. Or, si la quantité intensive existait réellement dans les sensations, c’est dans la sensation elle-même que serait le point de contact du moi profond et de l’espace. L’espace ne serait donc plus un symbole conventionnel : il se développerait du moi lui-même. Les sensations ayant des degrés, le moi aurait accueilli en lui-même la quantité ; il envelopperait donc déjà, sous la diversité de ses formes, un milieu homogène, et, comme ce milieu homogène se distinguerait nécessairement par son homogénéité même des formes diverses et des phénomènes hétérogènes du moi, il apparaîtrait comme extérieur au moi. Or, un milieu homogène, extérieur au moi, et en qui les sensations du moi se développent sous la raison de la quantité, c’est l’espace. Ainsi, pour M. Bergson, admettre dans les sensations la quantité intensive, le degré, c’est admettre, jusque dans les profondeurs du moi, l’espace lui-même ; c’est reconnaître que l’espace se développe naturellement du cœur des êtres et qu’il rayonne du moi, comme une lumière diffuse et calme rayonne d’une étincelle agitée ; c’est donc aller exactement contre le fond même de sa thèse, et voilà pourquoi c’est pour briser tout lien intime de la sensation et du moi avec l’espace, que M. Bergson essaie de détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même. Il a bien vu qu’elle était le nœud du moi et de l’espace et que, ce nœud rompu, le moi rentrait dans une intériorité absolue et impénétrable. Ainsi, la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contre-épreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici.