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quelques fragments de réalité dont il comble les intervalles, bâtit bien souvent des chimères. Le toucher a donc une sûreté que n’a pas la vue, et tandis que les données de la vue ne sont pas toujours confirmées par le toucher, les données du toucher sont toujours, ou du moins presque toujours, confirmées par la vue. Ainsi, si le toucher semble offrir à lui seul une garantie suffisante de réalité, ce n’est pas du tout qu’un seul sens, quel qu’il soit, puisse, sans accord avec les autres sens, constituer ou même certifier la réalité, c’est que, dans notre expérience, cet accord du toucher avec les autres sens peut être toujours raisonnablement présumé. Vous marchez dans la nuit noire, vous vous heurtez à des objets invisibles, mais vous êtes assuré que, la lumière intervenant, vous verriez les objets et que vous les verriez dans l’ordre, avec les formes et les proportions que le toucher vous indique. Mais la sanction de la vue est nécessaire aux sensations du toucher, et si, en plein jour, vos yeux bien ouverts, vous vous heurtiez subitement, dans une prairie unie et lumineuse, à un obstacle invisible, vous vous demanderiez avec surprise, avec angoisse, si votre organisme n’est pas halluciné en son fond jusque dans cette fonction toute passive du toucher. Il ne servirait à rien de dire que les aveugles de naissance, qui ne peuvent pas contrôler le toucher par la vue, ont néanmoins la notion de la réalité, car ils cherchent eux aussi à s’assurer qu’il y ait concordance entre leurs différents sens, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût. D’ailleurs, pour un être réduit à un seul sens, s’il en est, la réalité ne serait pas ce qu’elle est pour nous ; le mot-réel n’aurait pas la même signification, et je n’ai pas d’autre objet en ce moment que de montrer combien sont diverses pour la