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vue une opacité continue. Il y a donc coïncidence de vos divers sens et de tous vos sens, car, si la table résonne, c’est à elle que votre ouïe rapporte le son perçu comme à son point d’origine. Si la table que voient vos yeux vos mains ne pouvaient pas la toucher, vous croiriez à un prestige ou à une hallucination de votre regard. Il peut sembler que le toucher tout seul suffit à garantir la réalité d’un objet : vous pouvez douter de ce que vos yeux voient, vous ne doutez pas de ce que touchent vos mains. C’est que s’il y a des images, des reflets dans l’ordre des sensations visuelles, il n’y a ni images, ni reflets dans l’ordre des sensations tactiles ; un corps placé en face d’un miroir ou du miroir naturel des eaux y projette son image, et la vue toute seule ne peut discerner où est la forme originale, où est l’image ; mais les corps ne projettent pas hors d’eux-mêmes leur résistance ; pour la résistance, la cohésion, la densité, il n’est pas de miroir ; voilà donc, dans le sens de la vue, une cause d’erreur et de défiance qui ne se rencontre pas dans le sens du toucher. De plus, la vue percevant à distance, les sensations visuelles peuvent, par une dégradation continue, se perdre dans cette sorte de vague où la réalité ne se distingue plus du rêve ; au contraire, les sensations tactiles étant immédiates et pouvant être renforcées à volonté par une légère pression restent presque toujours suffisamment nettes. Enfin l’esprit intervient sans cesse dans les sensations visuelles ; avec quelques points qui lui sont donnés, avec quelques lambeaux d’images visuelles, il reconstruit des formes précises ; la main touche sans que l’esprit s’en mêle ; au contraire, c’est l’esprit qui voit par l’œil, l’esprit est un puissant architecte d’images, mais un architecte aventureux qui, avec