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soi le monde comme un abîme de lutte et de contradiction, mais de contradiction toujours soluble puisqu’elle procède de l’activité même de Dieu. Ainsi, comme la joie, mais non pas dans le même sens, ni au même degré, la douleur est divine ; elle vient de Dieu et elle est en lui ; mais, précisément parce que le monde avec sa souffrance vient de Dieu, sans que la souffrance soit en elle-même une fin, il doit, pour rentrer en Dieu, combattre en soi et réduire la souffrance ; et de même qu’elle peut se développer à l’infini, Dieu n’ayant pas assigné de limite à la contradiction et au désaccord dans le monde, elle peut être aussi diminuée à l’infini, car cette contradiction, n’étant pas première et fatale, peut se résoudre dans l’harmonie divine, c’est-à-dire dans la joie.

Ainsi la douleur et la joie, malgré leur opposition et leur lutte, ont quelque chose de fraternel : de la douleur, le monde, par la résignation confiante, peut extraire de la joie ; et la joie, si haut qu’elle s’élève, sent toujours sa limite : le cœur, jusque dans la plénitude de la joie, a un sentiment secret d’impuissance, car, en dehors de cette joie, si pleine qu’elle soit, l’infini inquiétant subsiste. Par cette fusion, en Dieu et en tout, de la douleur et de la joie, une immense et divine mélancolie enveloppe le monde, comme un air bleu imperceptiblement flétri, triste et doux. Cette mélancolie, aucun nombre ne la mesure, aucun chiffre ne l’exprime ; les rapports de la douleur et de la joie, qui se résument en elle, échappent aussi au nombre et au chiffre ; et la vaine rigueur des équations et des formules se dissout dans l’infinie liberté de la vie divine. Mais ce n’est pas par un mystique élan, ce n’est pas en rompant avec le mouvement et avec ses lois que nous