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tion ses sensations elles-mêmes. La facétie de Molière dans Sganarelle n’a pas d’autre fondement. Tout le comique vient de ce que le philosophe commence par accepter la notion vulgaire de la réalité, sauf à y contredire ensuite en paroles. « Il se peut que je vous entende, il se peut que vous me parliez. » Son doute porte non pas sur la réalité intime et mystérieuse des choses, mais sur les sensations mêmes. Ainsi, c’est de ces sensations mêmes qu’il fait le type de la réalité, puisque c’est à ces sensations, comme telles, qu’il applique sa critique et son doute ; et pensant au fond comme le vulgaire, il se donne l’air de penser autrement, mais c’est là une contradiction lamentable qui le livre sans défense à cette logique des coups de bâton dont il a reconnu d’avance implicitement la légitimité. Le vrai problème qui se pose n’est donc pas : le monde est-il réel  ? car, comme on fait d’habitude du monde même et de l’impression qu’il produit sur nous le type de la réalité, cette question n’est qu’une misérable tautologie. Ce qu’on peut demander et ce que demande au fond l’esprit humain, c’est : en quel sens, de quelle manière, à quelle profondeur le monde est-il réel  ? La question est toute autre, et on peut même dire qu’ici la situation réciproque du philosophe et du vulgaire est renversée. Tout à l’heure, c’est le vulgaire qui triomphait du philosophe, car celui-ci ayant admis en effet la notion de la réalité qu’a celui-là n’y pouvait plus contredire que par une niaise fanfaronnade de paroles, et maintenant, au contraire, le philosophe peut troubler et déconcerter le vulgaire dans sa notion naïve de la réalité en démontrant combien cette notion, simple et une en apparence, est complexe et équivoque. Et quand j’oppose ainsi le philosophe au vulgaire, qu’on m’entende bien : il n’y