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un même foyer et qui se renvoient leurs feux : ce sont des âmes distinctes qui s’allument d’une ardeur commune et qui, en échangeant leur flamme, ne savent plus ce qu’elles donnent et ce qu’elles reçoivent. Voilà des splendeurs qui se voilent et qui s’effacent par degrés dans une douceur lointaine : ce sont des âmes qui ramènent vers soi leurs rayons et qui se créent ainsi dans la lumière de Dieu une sorte de pénombre où s’enveloppe un instant, sans s’y dérober tout à fait, l’intimité de leur rêve ou la mélancolie de leurs souvenirs.

Pour les deux poètes, le sensible n’est pas réfractaire à l’intelligible, au contraire ; et le trait qui, avec toutes leurs différences et toutes leurs oppositions, fait leur grandeur commune, c’est que, par une contradiction apparente qui est une vérité profonde, ils nous font voir l’invisible sans qu’il cesse d’être l’invisible. Le mot de l’énigme est dans la relation que nous avons indiquée entre la sensation et l’être. La sensation est pleine d’être ; elle n’a tout son sens que par la pensée ; il y a donc toujours quelque chose d’intérieur dans son extériorité même ; il y a de l’invisible jusque dans la lumière. Quoi d’étonnant, dès lors, que l’invisible puisse éclater dans la lumière sans cesser d’être l’invisible ? Ainsi nous justifions philosophiquement la poésie et l’art contre Platon ; mais, à vrai dire, Platon eût-il jamais condamné Le Dante et Hugo ?

De plus, la sensation n’étant pas fermée à l’âme, à la pensée, à l’être, c’est dans le monde sensible que peuvent se développer, à l’infini, l’âme, la pensée, la joie de l’être : il n’est pas besoin de rêver, pour le développement indéfini de la vie, un autre monde ; il ne faut pas éteindre les sensations pour faire apparaître la vérité : au contraire, les progrès de l’esprit restent