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ne résulte pas que nous n’ayons à faire aucune différence entre les différents partis bourgeois et entre les différents gouvernements bourgeois qui se succèdent.

Ah oui ! la société d’aujourd’hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais, en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour offensif de la barbarie féodale, de la toute puissance de l’Église et c’est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière. (Applaudissements bruyants et prolongés.)

Je suis étonné, vraiment, d’avoir à rappeler ces vérités élémentaires qui devraient être le patrimoine et la règle de tous les socialistes. C’est Marx lui-même qui a écrit cette parole admirable de netteté : « Nous, socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et les prêtres. » (Vifs applaudissements.)

Un citoyen. — Ce n’est pas vrai.

Delory. — Citoyens, il est regrettable qu’une pareille interruption se soit produite pour les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure.

Jaurès. — Citoyens, j’ai reconnu le camarade qui m’a adressé cette interruption désobligeante, et je me borne à lui dire ceci : vous vérifierez avec vos amis, nous vérifierons l’exactitude de la citation que j’ai faite et, si elle est exacte, je ne vous demanderai qu’une chose comme réparation : c’est dans une de nos prochaines réunions, de venir en témoigner loyalement à cette tribune. (Bravos.)

Et de même qu’il est impossible au prolétariat socialiste, sans manquer à tous ses devoirs, à toutes ses traditions et à tous intérêts, de ne pas faire une différence entre les fractions bourgeoises les plus violemment rétrogrades et celles qui veulent au moins sauver quelques restes ou quelque commencement de liberté, il est impossible, particulièrement aux élus socialistes, de ne pas faire une différence entre les divers gouvernements bourgeois.

Je n’ai pas besoin d’insister là-dessus, et le bon sens révolutionnaire du peuple fait, lui, une différence entre le ministère Méline et le ministère Bourgeois ; il fait une différence entre le ministère d’aujourd’hui et les combinaisons nationalistes qui le guettent, et je n’en veux d’autre preuve que le vote unanime du groupe Socialiste, qui, l’autre jour…

Un citoyen, ironiquement. — Pour Chalon ?

Jean Jaurès. — Prenez garde, vous croyez m’embarrasser en me jetant ce mot.

Delory. — Citoyennes et citoyens, permettez-moi de m’adresser à un vieux camarade, fondateur du Parti, c’est-à-dire dans nos rangs depuis plus de vingt ans, pour lui dire qu’il devrait être le premier à avoir la patience d’attendre la réponse du camarade Guesde.

Vous savez la conséquence des interruptions ; j’en appelle au témoignage des camarades sincères du Parti ; qu’ils prennent garde, en commençant les interruptions, de donner la faveur à des adversaires, de les continuer pour troubler la réunion. (Applaudissements.)


L’AFFAIRE DREYFUS


Jaurès. — J’ajoute, citoyens, pour aller jusqu’au bout de ma pensée : il y a des heures où il est de l’intérêt du prolétariat d’empêcher une trop violente dégradation intellectuelle et morale de la bourgeoisie elle-même et voilà pourquoi, lorsque, à propos d’un crime militaire, il s’est élevé entre les diverses fractions bourgeoises la lutte que vous savez, et lorsqu’une petite minorité bourgeoise, contre l’ensemble de toutes les forces de mensonges déchaînées, a essayé de crier justice et de faire entendre la vérité, c’était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d’aller du côté où la vérité souffrait, où l’humanité criait.

Guesde a dit à la salle Vantier : « que ceux qui admirent la société capitaliste s’occupent d’en redresser les erreurs ; que ceux qui admirent, disait-il, le soleil capitaliste, s’appliquent à en effacer les taches. »

Eh bien ! qu’il me permette de lui dire ; le jour où contre un homme un crime se commet ; le jour où il se commet par la main de la bourgeoisie, mais où le prolétariat, en intervenant, pourrait empêcher ce crime, ce n’est plus la bourgeoisie seule qui en est responsable, c’est le prolétariat lui-même ; c’est lui qui, en n’arrêtant pas la main du bourreau prêt à frapper, devient le complice du bourreau ; et alors ce n’est plus la tache qui voile, qui flétrit le soleil capitaliste déclinant, c’est la tache qui vient flétrir le soleil socialiste levant. Nous n’avons pas voulu de cette flétrissure de honte sur l’aurore du prolétariat. (Applaudissements et bravos prolongés.)

Ce qu’il y a de singulier, ce qu’il faut que tout le Parti socialiste en Europe et ici, sache bien, c’est qu’au début même de ce grand drame, ce sont les socialistes révolutionnaires qui m’encourageaient le plus, qui m’engageaient le plus à entrer dans la bataille.

Il faut que vous sachiez, camarades, comment devant le groupe socialiste de la dernière législature, la question s’est posée.

Quand elle vint pour la première fois, quand nous eûmes à nous demander quelle attitude nous prendrions, le groupe socialiste se trouva partagé à peu près en deux.

D’un côté, il y avait ceux que vous me permettrez bien d’appeler, ceux qu’on appelait alors les modérés du groupe. C’était Millerand, c’était Viviani, c’était Jourde, c’était Lavy, qui disaient :