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LES SILÈNES

Mort-aux-Rats. — Dieu du Ciel, Monsieur le Diable, je constate qu’en Enfer on ne connaît seulement pas mes vers, mais bien toute la littérature allemande. Comment expliquez-vous cela ?

Le Diable. — Tout naturellement ! Il n’y a pas que ce qui est mauvais qui parvienne en Enfer, mais aussi tout ce qui est misérable ou vulgaire. C’est ainsi que le bon Cicéron s’y trouve, aussi bien que le méchant Catilina. Et comme la littérature allemande est justement ce qu’il y a de plus lamentable au monde, nous nous occupons d’elle de préférence.

Mort-aux-Rats. — Eh, si la littérature allemande est votre principal sujet d’occupation, que les occupations de détail doivent être étranges !

Le Diable. — Voici : pendant nos moments perdus, nous faisons des carreaux de fenêtres ou des verres de lunettes en nous servant des esprits qui sont invisibles et par là même, transparents. C’est ainsi que ma grand’mère, quand lui vint l’autre jour la singulière fantaisie de pénétrer l’essence de la vertu, se mit sur le nez les deux philosophes Kant et Aristote ; mais comme grâce à eux elle voyait de moins en moins clair, elle se fit, pour les remplacer, une lorgnette avec deux paysans poméraniens, ce qui lui permit de voir aussi nettement qu’elle pouvait désirer.

Mort-aux-Rats (s’empoignant la tête). — Stupéfiant, stupéfiant ! Dites-moi, connaissez-vous aussi le Ciel ?

Le Diable. — Pourquoi pas ! J’y ai tout dernièrement reconduit de force Samuel du Freischutz, qui vint en Enfer et voulait à toute force être mon cousin à cause de son orgueil dont il avait donné la preuve au jeune chasseur Max. Il est vrai qu’il s’est terriblement débattu, mais finalement, lorsque je lui eus passé un anneau dans le nez, il