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LES SILÈNES

sonnet

J’étais assis à ma table et mâchais ma plume,
Ainsi que…

Qu’est-ce qui est assis maintenant dans tout l’univers avec le même air que j’ai si je mâche ma plume ? D’où tirerai-je une heureuse image ? Je vais sauter à cette fenêtre et voir si je n’aperçois rien qui me ressemble !

(Il ouvre la fenêtre et regarde dans le vide).

Là-bas est accroupi un jeune homme contre le mur en train de… Non, ça ne me ressemble pas ! Mais là, sur le banc de pierre, est assis un vieux mendiant, et il mord dans un morceau de pain dur… Non, ce serait trop trivial, trop ordinaire ! (Il ferme la fenêtre et marche par la chambre).

Hein, hein ! Rien ne me convient donc ? Je vais une bonne fois énumérer tout ce qui mâche. Un chat mâche, un putois mâche, un lion… Halte ! un lion ! Que mâche un lion ? Il mâche ou un mouton, ou un bœuf, ou une chèvre, ou un cheval ? Ce qu’au cheval est la crinière les barbes le sont à une plume, et ainsi les deux paraissent assez analogues. (Poussant des cris de joie). Triomphe, c’est bien l’image ! Hardi, neuf, caldéronien !

J’étais assis à ma table, et mâchais ma plume,
Ainsi que le lion, quand l’aube blanchit d’effroi
Mâche le cheval, sa plume rapide…

(Il lit ces deux vers encore une fois à voix haute, et claque de la langue, comme ravi de leur goût.)

Non, non ! Une telle métaphore, il n’y en a pas ! J’ai peur devant ma propre puissance poétique. (Humant confortablement une tasse de café). Le cheval, une plume de lion. Et