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LES SILÈNES
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qu’il y a quelque chose de hasardé dans votre hypothèse. Pour fille de pasteur qu’elle soit, une fille de pasteur n’en possède pas moins cette tournure qu’ont en général ces divines créatures que nous appelons femmes, le mouvement nonchalant de la nuque, l’ondulation musicale des vertèbres, le renflement distingué des cuisses (du latin coxa) et je cogite qu’au lieu où sont d’ordinaire les petites lèvres ou nymphes (du grec nymphê) le sujet que voici doit s’orner d’un appendice à forme de trident. Aussi présumè-je que c’est le Diable.

Premier et deuxième Naturalistes. — C’est ab initio impossible, car le Diable ne s’adapte point à notre système.

Quatrième Naturaliste. — Ne vous disputez point, mes estimables collègues ! À présent, je vais vous dire mon avis, et je parie que vous serez aussitôt du même. Considérez l’énorme laideur, qui nous fait criailler l’un contre l’autre sur chaque mine de cette figure, et vous êtes à coup sûr contraints de me concéder qu’une telle caricature ne saurait du tout exister s’il n’y avait point de femmes de lettres.

Les trois autres Naturalistes. — Oui, c’est une femme de lettres ; nous cédons à la force de vos arguments.

Quatrième Naturaliste. — Je vous remercie, mes collègues ! Mais qu’est-ce là ? Voyez-vous comme la morte, depuis que nous lui avons placé la lumière brûlante devant le nez, commence à se mouvoir ? Maintenant elle tressaille des doigts — maintenant elle hoche la tête — elle ouvre les yeux, — elle est vivante !

Le Diable (se dressant sur la table). — Où suis-je ? Hou ! je gèle toujours. (Aux naturalistes) Je vous prie, Messieurs, fermez donc là-bas les deux fenêtres, je ne puis supporter le courant d’air !