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LES SILÈNES

quoiqu’il soit encore grand jour, je propose qu’on allume encore en outre une lumière.

Troisième Naturaliste. — Très juste, Monsieur mon collègue !

(Ils allument une lumière et la placent près du Diable, sur la table.)

Premier Naturaliste (après que tous quatre ont considéré le Diable avec l’attention la plus soutenue). — Messieurs, je pense maintenant, au sujet de ce cadavre énigmatique, y voir clair, et j’espère que je ne me trompe pas. Regardez ce nez à l’envers, cette gueule large et lippue — remarquez, dis-je, cet inimitable trait de grossièreté divine moulée sur toute la face, et vous ne douterez plus que vous voyiez étendu devant vous un de nos actuels critiques, et à coup sûr un authentique.

Deuxième Naturaliste. — Cher collègue, je ne puis si pleinement partager votre avis, au reste extraordinairement sagace. À ne point mentionner que nos critiques d’aujourd’hui, surtout les critiques de théâtre, sont plus naïfs que grossiers, de plus je ne flaire dans cette figure morte pas un des caractères que vous nous avez fait la grâce d’énumérer. Je garantis au contraire totalement qu’il y a quelque chose d’une joliesse de jeune fille là-dedans ! les sourcils touffus, surplombants, indiquent cette délicate pudeur féminine, qui s’efforce de cacher même ses regards, et le nez, que vous appelez à l’envers semble bien plutôt s’être détourné par courtoisie, pour laisser au languissant amant une plus grande place au baiser… C’en est assez ; si tout ne me trompe pas, cet être humain gelé est la fille d’un pasteur.

Troisième Naturaliste. — Je dois avouer, Monsieur,