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ENFANCE

— Bien ! faisait à son tour grand’mère, droite et digne, en serrant un peu les lèvres. Nous n’aurons pas besoin de lui pour faire les beignes.

Elle ne le regardait même pas, montée sur un tabouret et occupée à poser des rideaux nets aux fenêtres. Et moi qui suivais grand’mère, en portant sur mes bras étendus, les beaux grands rideaux blancs, frais, aux plis encore raides d’empois, moi, j’aurais ri aux larmes. Je ne comprenais pas comment les autres pouvaient garder leur sérieux ; je me mordais les lèvres, je levais mon fardeau à la hauteur du visage, ou je baissais la tête, en essayant de l’enfouir entre mes épaules, afin de cacher ma détresse ; je me tordais comme un ver et toujours, le rire impitoyable revenait, il me montait subitement à la gorge et j’avais une peur terrible d’éclater. Jean le voyait bien et cela suffisait à détruire l’effet des sages menaces.

Grand pour son âge, en dépit d’une certaine force nerveuse, Jean était demeuré frêle et délicat. Seul, son visage blanc comme du lait, ne trahissait pas son extrême maigreur. Il avait de beaux cheveux, ni blonds ni châtains, les traits réguliers et menus : petite bouche rose, petit nez rond, fins sourcils au-dessus des jolis yeux gris ; jolis de couleur, car malheureusement, lorsque l’un regardait droit, l’autre se trouvait levé vers le front. Il avait une voix d’ange, incomparable : si hardie, si pure et si vivante, qu’elle jetait dans l’étonnement et l’admiration. Il fallait l’entendre chanter : « Minuit chrétiens ! » Mais on ne lui permettait plus de le faire, depuis que le docteur avait dit, courroucé : « Ménagez donc ses poumons ! »