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MOISSON DE SOUVENIRS

coup de fusil, oublieux et déjà réconcilié avec l’instrument brutal.

Les grandes personnes avaient quitté la table et quelques-unes nous rejoignirent au salon, sans nous déranger. Quand elles nous nuisaient, nous allions nous installer plus loin, ce qui nous permettait de nous dégourdir. J’endormais ma poupée et avec des précautions inouïes, je la couchais tout habillée dans son blanc berceau. Si je m’imaginais l’entendre crier, comme les bébés qui s’éveillent, je courais très vite la reprendre ; je pourvoyais un peu à son éducation ; je l’amenais à la dînette que nous offrait Amanda pour étrenner son service à thé.

Le temps se succédait ainsi, enchanteur et parfois, je m’arrêtais brusquement au milieu d’une course, indécise et tourmentée de poésie. De vives images se fixaient alors en moi, pour toujours : la petite neige fine de janvier qui filait en biais, de l’autre côté des vitres, un coin du salon, de la salle à manger, de l’humble cuisine, de la chambre à coucher, transformée en vestiaire. Un propos saisi au vol, me frappait et prenait une ampleur de légende.

Jean aussi avait ses moments de gravité et parfois, me regardant tout à coup, il rectifiait ma tenue sur la chaise où je m’étais assise, examinait mon oreille qui persistait à rester toute chaude, ou encore, de la paume de la main, il relevait et lissait fortement une mèche de mes cheveux qui s’échappait sans cesse du ruban. Comment Jean pouvait-il faire si peu de cas des poupées, lui qui aimait bien à m’arranger ?