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ENFANCE

Devinait-elle mon admiration naïve ? Il me semble que des lueurs coquettes passaient dans ses yeux et qu’elle posait un peu, même pour nous, petits enfants.

La porte fermée, pour tout de bon, cette fois, Jean tourna sur lui-même et s’enfuit étourdiment. Alors, stupide, j’eus tout à coup l’impression cruelle, profonde, de n’être pas chez moi. L’abandon, l’humiliant oubli, la solitude et la détresse du cœur, toutes les pauvres misères humaines fondirent sur mon petit cœur de huit ans qui n’y entendait rien. Je sentis une chaleur à la figure et les larmes me montaient aux yeux, quand la voix mélodieuse de Jean m’appela :

— Viens jouer Marcelle !

Je le trouvai dans la salle à manger, tiède et intime. Par les fenêtres donnant sur le jardin, une perspective à la Puvis de Chavannes : calme infini, grands arbres, éployant sur l’horizon gris, la fine ramure de leurs branches sans feuilles. Sur le tapis de chenille de la table, Jean avait posé le paquet des « cartes de caoutchouc » ; nous les appelions ainsi, mais je crois qu’elles étaient plutôt en celluloïd. Je reconnaissais parfaitement leur enluminure chatoyante, leurs tranches dorées. Raides et luisantes, elles glissaient comme un charme sous les doigts et nous en raffolions. Mais tante ne les prêtait pas tous les jours : en cette fête de la Toussaint, je pense bien que c’était pour me faire honneur.

Assis en face l’un de l’autre, nos genoux rapprochés formant table, nous jouâmes à « rouge ou noir », heureux, tranquilles et intéressés. Si une