Page:Jannet - Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, 1892.djvu/308

Cette page n’a pas encore été corrigée

que le législateur, confondant le juste et l’injuste, perdait le droit d’être obéi.

Néanmoins, depuis les opérations du philosophe Thalès racontées par Aristote[1], maints commerçants ont certainement cherché à monopoliser pendant un certain temps une marchandise pour en élever arbitrairement le prix. Mais les procédés employés alors et aujourd’hui sont bien différents.

II. — L’ancien accapareur achetait toutes les marchandises qu’il pouvait recueillir chez les particuliers ou sur les marchés ; il les transportait la nuit dans des chariots dont les roues étaient entourées de paille et les enfermait dans des greniers soigneusement cachés. Au besoin, disait-on, il en détruisait une partie pour faire monter le prix du restant. Il ne se décidait à vendre, et seulement par petites quantités, que quand la privation prolongée avait décidé les consommateurs à subir toutes ses exigences. Tel est le tableau chargé en couleurs que les écrivains du moyen âge et de l’ancien régime nous ont laissé des accaparements de leur temps,

Tout autres sont les procédés modernes. D’abord, l’accapareur isolé n’existe pas. Pour agir sur des marchés étendus comme les nôtres, il faut que les spéculateurs forment

  1. « Les connaissances en astronomie de Thalès lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante. Il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur ; mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup et en foule, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thaïes prouva que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, mais que ce n’est pas là l’objet de leurs soins… » « Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines, et quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante. Denys en fut informé, et, tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune, il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation, cependant, est au fond la même que celle de Thalès ; tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des états. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d’employer ces moyens-là pour s’enrichir. » Politique, liv. I, chap. iv, §§ 5 et suiv. Saint Thomas, dans sa Glose (D. Thomæ in Politic. Aristotelis. Romæ, 1492), paraphrase ce passage sans réflexion personnelle. D’après sa traduction, Thalès, au lieu de louer des pressoirs, aurait pendant l’hiver acheté toutes les huiles de la récolte future par des marchés à livrer avec arrhes.