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Cette concentration des marchés a un résultat considérable : tandis que jadis la consommation était toujours exposée à se trouver à court, aujourd’hui, pour tous les produits qui répondent à des besoins généraux, l’approvisionnement dépasse d’une manière à peu près constante la consommation. Les écarts énormes des prix au détriment du consommateur ne sont plus possibles. En ce qui touche les céréales, par exemple, durant l’hiver de 1816 à 1817, à Strasbourg, l’hectolitre de froment se vendit un moment 80 francs. En 1819, il se vendait à Toulouse 17 francs. De 1870 à 1885, il a oscillé seulement entre 25 fr. 65 et 19 francs dans toute la France. Dans l’intérieur du pays, il y avait autrefois des variations de 6 à 7 francs par hectolitre entre l’Ouest et le Nord d’une part, et le Sud-Est de l’autre. L’écart ne dépasse pas 2 fr. par quintal métrique aujourd’hui. En 1887, après le vote du

    récolte, tout le blé de l’année précédente a passé aux mains du commerce.

    Les petits et moyens marchands de blé, qui existaient dans chaque localité avant les chemins de fer, ont perdu beaucoup de leur importance. Ils se bornent à recueillir les produits de la culture moyennant une légère commission : mais fort peu ont des réserves et spéculent sur une hausse attendue. Ce serait fort dangereux pour eux. Les meuniers des campagnes, qui subsistent encore, se bornent de plus en plus à moudre pour le petit cercle des cultivateurs voisins. La minoterie se concentre dans les places qui servent de marché aux céréales. Là où il existe des droits de douane, le régime des entrepôts et des admissions temporaires pour les exportations fait une nécessité absolue de cette concentration. Quant aux boulangers, ils ne font plus d’approvisionnements à l’avance sur place et ils achètent au jour le jour les farines de commerce que les commis voyageurs vont leur offrir à domicile. Les réserves locales disséminées, ce que l’on appelle les stocks invisibles, vont donc en diminuant.

    Cette concentration des existences et cette prépondérance du grand commerce ont été amenées par le bas prix des transports. Les farines et les blés ont sur les chemins de fer des tarifs spéciaux très favorables, en sorte que les blés peuvent aller dans un sens et les farines dans l’autre. Nous avons observé ce fait aux Etats-Unis comme en Europe : les blés du Texas vont se faire moudre à Saint-Louis dans le Missouri et reviennent sous la forme de farines dans les fermes qui les ont produits. La meunerie a passé définitivement dans le domaine de la grande industrie et les puissantes minoteries, qui se sont mises à la hauteur des progrès mécaniques et que favorisent des avantages naturels, font de plus en plus en Europe le commerce d’importation. Les farines, que recherche la boulangerie de luxe, sont en effet obtenues par le mélange de blés de diverses provenances. Ce nouveau régime commercial constitue une garantie contre les disettes et les prix excessifs, au moins pour les peuples qui ont dans leur industrie des moyens d’acquisition et des ressources disponibles. En l’état du réseau des chemins de fer et des canaux et avec les sources diverses d’approvisionnement, même pendant une guerre continentale ou maritime, les prix hausseraient sans doute ; mais l’approvisionnement matériel des pays qui en seraient le théâtre ne serait pas compromis, si ce n’est pour les places investies.