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VII. — Il n’en est pas moins vrai que les sociétés anonymes donnent lieu à des abus considérables dans leur fondation et dans leur administration.

Les fondateurs d’une société anonyme s’attribuent toujours la part du lion. Les parts de fondateur (les defered shares, comme on les appelle en Angleterre), sont en soi fort légitimes, et, sous cette forme, il n’y a rien à objecter aux prélèvements des fondateurs : ils représentent la rémunération légitime de la conception d’une affaire. Mais ces prélèvements s’opèrent la plupart du temps sous forme de majoration des apports en nature, tels que immeubles, brevets d’invention, clientèle[1], ou de frais préalables faits pour la fondation d’une société[2]. Parfois on fonde une société industrielle uniquement pour avoir l’occasion de lui faire des fournitures[3]. D’autres fois, une société déjà existante accroît son capital, sous prétexte d’étendre ses affaires, sans qu’un accroissement proportionnel de bénéfices en soit la conséquence ; on appelle cela, en Amérique, mettre de l’eau dans le capital. Dommageables

  1. Le Paris-Capital, au mois de novembre 1891, a publié le tableau suivant de la situation de dix sociétés industrielles, d’où il ressort avec évidence que les pertes infligées aux souscripteurs ont pour cause la majoration du prix de vente d’immeubles, clientèle, matériel payé avec les deniers de la société, au lieu de l’être avec des actions d’apport ou des parts de fondateurs.
    Dénomination Capital
    Francs
    Apports
    francs
    Cours de l’action
    500fr. en 1891
    Prix
    d’émiss.
    Perte
    pour le public
    Agence Havas 8.500.000 7.000.000 430 650 3.740.000
    Établissements Decauville 20.000.000 11.500.000 430 500 9.200.000
    Ciments français 22.000.000 19.000.000 205 500 12.980.000
    Société de laiterie 12.500.000 11.000.000 238 525 7.175.000
    Navigation-Havre-Paris-Lyon 16.000.000 13.720.000 387,50 515 4.080.000
    Cirages français 8.000.000 7.000.000 470 500 480.000
    Plâtrières de Paris 24.000.000 20.822.000 17 650 30.384.000
    Briqueteries de Vaugirard 14.600.000 11.177.500 300(env.) 500 5.840.000
    Société générale des Téléphones 25.000.000 8.650.000 365 500 6.750.000
    Établissement Omer Decugis 5.000.000 4.500.000 100 500 4.000.000
    Total Fr. 84.629.000

    En dix affaires commerciales ou industrielles mises en actions, le public a perdu plus de 84 millions !

  2. En 1880, la Société civile internationale, qui avait obtenu des États-Unis de Colombie la concession du canal de Panama, rétrocéda, avant d’avoir fait aucun travail, ses droits à la Compagnie universelle du canal interocéanique, moyennant 10 millions, qui lui furent payés moitié en espèces, moitié en actions libérées.
  3. Sur les collusions qui, dans l’affaire du canal de Panama, ont été commises avec les entrepreneurs des travaux, V. l’Economiste français, 20 juin 1891.