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L’ordre social ne gagnerait rien à ce que les 232.000 employés et ouvriers de nos chemins de fer devinssent des fonctionnaires, comme les malheureux cantonniers, qui sont victimes de toutes les vicissitudes de la politique. Même pour la fixation des tarifs, il est utile dans un pays de suffrage universel qu’elle ne soit pas livrée à toutes les influences parlementaires et ne serve pas d’enjeu aux luttes électorales. Tocqueville l’indiquait dès 1836 avec une perspicacité singulière. Un publiciste américain, Ezra Seaman, disait à son tour en 1864, que « les grandes corporations de chemins de fer et de canaux étaient le seul moyen de soustraire à l’action du gouvernement les entreprises les plus importantes, que, par conséquent, elles devaient être regardées comme les boulevards de la liberté contre les empiétements du pouvoir arbitraire et comme une sécurité contre la révolution et l’anarchie[1] ».

La Convention en avait l’intuition, quand, par le décret du 20 germinal an II, elle « défendait à tous négociants, banquiers et autres personnes quelconques de fonder aucune compagnie par actions, sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit ». Deux ans après, la loi du 30 brumaire an IV abrogeait ce décret tyrannique purement et simplement.

Ces considérations sont encore plus vraies pour l’Europe, en 1890. L’État démocratique est de moins en moins disposé à reconnaître des limites à ses droits. Tout ce qu’un Parlement a voté est considéré comme faisant le droit et s’exécute au nom de la loi. Des propriétés particulières d’un caractère très respectable peuvent se trouver atteintes par des confiscations légales et l’ont déjà été. Or, la société anonyme et le titre au porteur échappent dans une large mesure à ces abus de la législation par leur forme juridique et par leur mobilité. Ils offrent aujourd’hui à la propriété et à la liberté des garanties auxquelles on ne saurait porter atteinte sans une grave imprudence.

  1. De la démocratie en Amérique, t. III, 2e partie, chap. vii, Rapport des associations civiles et des associations politiques. — Essays on the progress of nations, t. II, New-York, 1868, p. 24.