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de la vie littéraire, — ce rude, ce difficile, cet utile et lamentable labeur de la critique de chaque jour. L’un de ces hommes, c’est le grand critique Fréron, l’autre, c’est son digne disciple, son successeur légitime, Geoffroy, deux beaux esprits, deux sages esprits morts sur la brèche qu’ils avaient défendue toute leur vie, deux gloires jumelles, un instant obscurcies par les lâches clameurs des médiocrités vaincues, deux gloires reconnues, proclamées et respectées aujourd’hui !

Élie-Catherine Fréron, un des maîtres du dix-huitième siècle, le chef de l’opposition monarchique et religieuse, appartenait (la belle alliance !) à la famille de ce grand poëte normand, l’un des créateurs de la langue française, qui s’appelait Malherbe.

Pendant quarante ans, de 1754 à 1776, dans l’époque la plus turbulente de notre histoire littéraire, cet homme d’un esprit profond, d’un jugement solide et inflexible, a gouverné d’une façon souveraine les lettres et les arts. Sa lutte éternelle, énergique, infatigable contre Voltaire, le démolisseur, contre Voltaire qui s’est défendu jusqu’aux morsures de la rage, restera comme un modèle de persévérance, de courage et de loyauté. Fréron a combattu jusqu’à son dernier jour pour la cause du goût, de la croyance et de l’ordre ; lui seul il a deviné et prédit l’abîme où devait s’engloutir, perdue par l’esprit, cette monarchie de tant de siècles. — Il était, du reste, du naturel le plus facile : esprit enjoué, caractère bienveillant, d’une générosité inépuisable, d’une grandeur d’âme peu commune, et ne haïssant personne, pas même Voltaire, qui grinçait des dents au seul nom de Fréron.

Le successeur immédiat de ce grand critique, Geoffroy, est, lui aussi, un enfant de la Bretagne. Il est né à Rennes en 1743, et il se prépara de bonne heure, par des études sévères, à accomplir les difficiles et périlleux devoirs qui l’attendaient. À la mort de Fréron, Geoffroy publia l’Année littéraire, et, pendant quinze ans, il tint d’une main ferme et savante cette férule redoutée. — Dans les mauvais jours de la révolution française, il fallut fuir et se cacher pour sauver sa tête, trop heureux d’exercer l’emploi de pédagogue dans un : village des environs de Paris. À la fin, quand cette malheureuse nation se fut décimée tout à l’aise, quand le génie et la volonté d’un homme eurent sauvé cette France qui mourait épuisée sous l’effort, de nobles voix se firent entendre pour proclamer de nouveau quelques-uns des principes éternels. Un éclair se montra dans ce nuage, un peu de liberté reparut dans cet abîme, un peu d’ordre dans ce chaos. Ce fut alors que cet homme excellent, qui eût été, s’il eût voulu, un