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Ces quatre vers sont revenus bien souvent à mon souvenir ; ils expriment à merveille et d’une façon très-poétique ce besoin de vivre un moment, chaque matin, même à la condition certaine de mourir éternellement chaque soir. — Quæ, lucis miseris tam dira cupidu ?

Eh bien (voilà où cela vous mène, la persévérance) ! à peine eus-je pris la résolution de pénétrer dans ce vaste champ du repos définitif où mon œuvre était déposée, il me sembla que ma tentative n’était pas tout à fait une tâche désespérée. À je ne sais quels signes imperceptibles, l’écrivain le plus oublieux et le plus négligent de ses œuvres, une fois qu’elles sont lancées dans le torrent, les reconnaît cependant comme on reconnaît un vieil ami qui a fait un long voyage. Il était parti plein d’espérance et de jeunesse, vêtu à la dernière mode et paré de toute l’élégance maternelle ; il revient, après vingt ans, d’un monde inconnu, il revient tout chargé de rides, tout couvert de haillons, et changé… Dieu le sait. Mais son ami le reconnaît à ce petit coin du sourire, à ce son argenté de la voix, au feu du regard ; surtout il les reconnaît, parce qu’il a conservé le souvenir, le respect et la fidélité des jeunes années. L’homme est changé, l’esprit est le même ; il rapporte à son ami les mêmes admirations, les mêmes répulsions, les mêmes instincts ! Alors on se retrouve avec joie, et l’on s’embrasse, et l’on se dit, en fin de compte, que l’on a encore de longs jours à vivre pour s’aimer… Telle est, ou peu s’en faut, l’émotion de l’écrivain qui retrouve, après tant d’années, les premiers chapitres tombés de sa plume novice ; il hésite, il s’inquiète, il se demande si véritablement il est fâché ou s’il est joyeux de sa découverte ?

Voilà une page assez naïve… oui, mais dans sa grâce enfantine elle ne manque pas d’un certain charme ; la jeunesse rachète et au delà, l’inexpérience. On ne savait pas écrire encore, on commençait, cela se voit, à se douter que l’on serait un écrivain quelque jour. — page innocente… ô page empreinte de mes premiers doutes ! peut-être aurais-je quelque honte à te reconnaître en public ; en revanche, quand nul ne me verra, je te veux dévorer ligne à ligne ! Ainsi, don Juan lui-même, au milieu de ses bonnes fortunes, porte à sa lèvre consolée le gage rustique de quelque villageoise ! A reconnaître ainsi ses premiers essais au milieu des étincelles éteintes, on éprouve une tristesse qui n’est