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nesse, et de ramasser çà et là, dans une corbeille à peu près vide, les fleurs incolores des printemps envolés. « Ici sont les reliques des poésies de mes plus jeunes ans ! » disait un vieux poëte au frontispice de son livre[1]. Quoi, ce peu là, c’était mon plus bel esprit ? Quoi, ce faible écho, si faible que mon oreille a peine à le saisir, c’est donc tout ce qui reste des grands bruits d’autrefois ? Ce néant, voilà mes plus vives colères ! Cette ombre, voilà mes clartés !

Ce morceau de papier moisi, voilà pourtant la colonne élevée à nm gloire ! Ces feuillets tachés de lie, où se voit encore la trace des lecteurs oisifs, voilà, voilà mon livre, et ma vie entière, et mon âme, et mon talent, et le bon sens que le bon Dieu m’avait donné pour me conduire, et tant de leçons de mes maîtres, tant d’études acharnées, tant de découvertes que j’avais faites, tant de zèle et de labeurs pour apprendre à l’écrire, à la parler cette langue française, mon ambition, mon orgueil, ma fortune — hic jacent !

Tout cela repose au milieu de cette confusion de l’abîme. O vanité de l’esprit ! Vanité du style, et tout est vanité, surtout dans ce grand art du journal qui est un art éphémère, un art passager, le bruit d’une heure, et la puissance d’un instant !

Chaque matin, quand se réveillent les grandes villes de l’Europe, — à peine réveillées, elles prêtent l’oreille à ce grand bruit qui leur sert de prière, à ce bruit qui les enseigne et qui les conseille. Elles veulent savoir la pensée et la parole du journal ! Après quoi elles se mettent à l’œuvre, et cette feuille imprimée, que la ville entière ouvrait, au matin, frémissante de curiosité et d’impatience… arrive, à la tombée du jour, un homme armé d’un crochet, qui de cette feuille jetée aux immondices fait sa proie et l’emporte, dédaigneux de savoir ce que ce vil chiffon peut contenir. O comble de la gloire ! — ô profondeur de l’humiliation ! — Le conseil des peuples devient le mépris du chiffonnier qui passe ! — un ver ! — un dieu !

Impitoyable soif de gloire,
Dont l’aveugle et noble transport
Me fait précipiter ma mort
Pour faire vivre ma mémoire !
  1. La Néotemachie poétique du Blanc. — Paris, 1610. — 2 parties en 1 vol. in-4o.