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toute santé, tout contentement ; chacun le contemplait dans une admiration profonde. Il serait mort sur la place, on eût pris de ses reliques, et l’on se fût divisé sa chaîne d’or, comme on eût fait pour la corde d’un pendu. Tel était fait, construit, soufflé et boursouflé cet homme heureux.

Sitôt qu’il eut compris qu’il allait comprendre enfin quelque chose à ce mystère de jovialité et d’iniquité, M. Fauvel, replié dans son coin et les yeux enfoncés sous la visière de sa casquette de voyage : « Allons, se disait-il, voilà déjà un premier acte assez satisfaisant. Une pauvre femme abandonnée au milieu de ces rustres, aussi pitoyables que des sangsues ; un mari qui vient de mourir, laissant sa veuve et son héritage en proie à toutes les ambitions de la province ; une ville entière qui décide en son âme et conscience que cette infortunée épousera ce triste hère, et qui se fait un point d’honneur de lui donner ce mari ridicule, chacun prenant l’engagement tacite, inavoué, mais certain, d’imposer à cette innocente ce don Juan du fumier. Voilà un beau premier acte. » Et déjà notre homme, esprit inventeur, arrangeait, nommait, disposait ses héros, les faisant aussi pleutres, aussi petits, mesquins, avares, envieux et jaloux qu’il les avait sous les yeux.

La route était montante ; on allait au pas. Le soleil était vif. Les voyageurs, qui avaient bien déjeuné, s’endormaient l’un après l’autre ; on ronflait déjà dans l’intérieur de la diligence, et seuls M. Romain, son homme d’affaires et certain voyageur en vins qui semblait très éveillé, poursuivaient, à voix beaucoup plus basse, la conversation commencée.

— Il était temps, monsieur Romain, disait le commis voyageur, de mettre en avant notre petite conjuration.