Page:Jammes - Feuilles dans le vent, 1914.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273
LA SALLE À MANGER

C’est là que, deux fois par jour, je prends conscience des choses, soit que le pain fasse pénétrer en moi l’âme de la pâle moisson qui crisse sous la canicule de juillet, soit que le vin me communique le pourpre paysage de la vendange et l’allégresse des filles qui coupaient en chantant les grappes ténébreuses. Ainsi, chaque mets me devient sacré par tout ce qu’il fait passer en mon sang de force poétique.

Il ne faut point que j’ignore l’humilité du potager où s’enfonça la carotte odorante ; ni la verdeur du pré bordé d’aulnes où le bœuf dont je mange a vécu ; ni la cabane semée de feuilles mortes, enfouie au cœur de la montagne herbeuse, où ce fromage fut caillé ; ni le verger où, durant la torpeur des vacances une écolière a pu, parmi les framboisiers bleus et grenats dont je goûte les fruits, oublier longtemps sa bouche ardente sur celle d’un écolier.

Je connais les solitudes où sourd l’eau que je bois, et les tristes forêts qui les entourent. C’est par là que je rencontrai ce vieillard allègre dont j’ai chanté les beaux coqs, et cet