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nous sommes-nous étendus à terre, avec la conviction que le mouvement de la journée va nous procurer un sommeil profond, que des armées microscopiques de parasites coréens se précipitent à l’attaque des diables d’Occident. Certainement ce sont là des ennemis redoutables dont les attaques, bien plus à craindre que celles des paisibles sujets du roi de Séhoul, n’ont point été prévues lors de notre départ de Nagasaki, ce qui fait que nous sommes absolument en leur pouvoir. L’un de nous, poussé par le désir de voir ses adversaires face à face, bat le briquet pour avoir de la lumière, mais le spectacle qui s’offre à lui est tellement effroyable qu’il souffle sa bougie, et nous dissuade de pousser aussi loin que lui l’amour de la science. Puis, après les fantassins, vinrent les escadrons ailés ; et nous passons notre nuit à pester sous les coups répétés d’innombrables insectes, de moustiques sanguinaires : seul notre guide coréen ronfle près de nous, sans avoir l’air d’être incommodé. Est-ce habitude, ou bien, poussés par l’attrait de la nouveauté nos ennemis préfèrent-ils la chair blanche ?

Une désagréable nuit suffit pour bouleverser tous nos projets ; nous nous décidons, pendant notre insomnie, à partir de fort bonne heure le lendemain. Dès que le jour commence à poindre, je me hâte de sortir pour essayer de prendre un peu de repos sous la vérandah. Déjà Zoï est levé ; adossé au mur, accroupi sur ses talons, la pipe à la bouche, il semble absorbé par la contemplation d’un ciel rougeâtre, précurseur de l’aurore. Je m’approche de lui, et comme déjà le corbeau de la séparation coassait au-dessus de nos têtes[1], je profite de notre tête-à-tête pour le remercier de sa complaisance, et lui souhaite, à la chinoise, beaucoup de bonheur et de richesses, des jours heureux, de l’avancement en grade, et des fils.

Il semble désolé de nous voir partir après un aussi court séjour dans son pays, et quand je prononce le mot de : au revoir, il hoche la tête, et me répond gravement : « L’Occident est encore bien loin de la Corée. » Cependant il tire de sa botte une sorte de portefeuille en toile bleue, y prend un morceau de papier, y trace quelques caractères fort gros, et me le tend ensuite en me disant que, si jamais je retourne dans son pays, je pourrai facilement le retrouver avec ce papier, sur lequel il a écrit son nom, celui de son pays

  1. Belle expression persane qui résume fort bien la tournure poétique de l’esprit des Asiatiques.