Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


La grande assemblée populaire de Zurich, qui a inauguré le mouvement il y a quelques semaines, avait, comme le Bund[1] en convient, un caractère socialiste très prononcé.

Nous avons l'honneur de connaître personnellement plusieurs membres du Comité cantonal zuricois, et nous savons que nos opinions sont aussi les leurs. Il suffira, pour faire apprécier la signification de ce qui se passe en ce moment dans le canton de Zurich, de constater que l'initiateur principal du mouvement, après le docteur Locher, est le capitaine Karl Bürkly, délégué au Congrès de Lausanne, phalanstérien émérite et abonné au Diogène.


Mais, au moment même où j'affirmais énergiquement que les socialistes ne pactiseraient jamais avec les conservateurs, Coullery — ce Coullery qui avait été l'apôtre de l'Internationale dans la Suisse française, et en qui j'avais une si grande confiance — projetait, au contraire, de conclure une alliance électorale avec les anciens royalistes neuchâtelois[2] ; il espérait que la coalition ainsi formée, réunissant en une même armée les ouvriers organisés sous sa direction en parti de la démocratie sociale, et les anciens royalistes affublés du nom de parti libéral, serait assez forte pour renverser, aux élections cantonales de mai 1868, les gouvernants radicaux, et pour le porter au pouvoir avec ses alliés conservateurs[3]. À la fin de mars 1868, il supprima le Diogène, dont il était devenu propriétaire, et créa, pour les besoins de la lutte électorale, un journal nouveau, la Montagne, « organe de la démocratie sociale ». Dès le troisième numéro de la Montagne, il avouait, bien qu'avec certaines réticences, l'alliance projetée, en disant que l'opposition devait accepter dans ses rangs tous les adversaires du parti radical, quelle que fût leur couleur politique. Un peu plus tard, quand le moment décisif fut arrivé, parut la liste des candidats de la démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds : la moitié de ces candidats étaient des conservateurs, des « verts ». Une violente protestation s'éleva aussitôt contre Coullery : les socialistes du Locle se séparèrent de lui avec éclat. À la Chaux-de-Fonds, la majorité des ouvriers le suivit ; mais une partie d'entre eux se révoltèrent, et se refusèrent à voter la liste de la coalition « aristo-socialiste ». L'élection (dimanche 3 mai) fut une défaite pour les « coullerystes », et le chef du parti, qui avait rêvé d'arriver au gouvernement au moyen de l'alliance de l'Internationale avec les bourgeois conservateurs, vit son plan déjoué et son ambition déçue. Il fut élu néanmoins membre du Grand Conseil neuchâtelois, ainsi qu'un autre pseudo-socialiste de la Chaux-de-Fonds, M. Elzingre : mais tous deux se gardèrent bien de jamais souiller un mot de l'Internationale dans cette assemblée.

Bien que nous nous fussions séparés de Coullery, au Locle, sur la question électorale, nous nous refusions à faire chorus avec la presse radicale qui qualifiait sa conduite de trahison : nous ne voulions voir en lui qu'un homme abusé, qui avait commis une erreur de tactique, qui s'était laissé prendre aux sophismes des « libéraux », mais qui n'avait

  1. Journal radical de Berne.
  2. On sait que jusqu'en 1848 le canton de Neuchâtel avait été une principauté, sous la souveraineté du roi de Prusse.
  3. En ce temps-là, j'eus avec un ami de Coullery une conversation caractéristique. Voulant exprimer que tout lui paraissait préférable au maintien du parti radical au pouvoir, il me dit, en désignant les radicaux par le nom du plus détesté des chefs de la coterie et les conservateurs par celui d'un royaliste intransigeant à qui ses opinions aristocratiques avaient fait donner le surnom de Lardy-Cravache : « Plutôt Lardy que Touchon ! » La personne de Touchon m'était aussi peu sympathique que possible : l'avocat Lardy, au contraire, avait chez ses adversaires politiques la réputation d'un galant homme, et son fils — aujourd'hui représentant de la Suisse à Paris — avait été l'un de mes camarades dans la société d'étudiants qu'on appelle Zofinger-Verein ; et pourtant je répondis : « Plutôt Touchon que Lardy ! »