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la grande Association. Et nous nous disions, ce soir là : « Il nous faudrait un chant nouveau, fait pour nous et par nous : qui le fera ? » Cependant Charles Keller, dans un faubourg de Paris[1], avait dès 1870 rimé son refrain, destiné à devenir si populaire :

Ouvrier, prends la machine,
Prends la terre, paysan !

Mais il ne l’avait pas encore publié, nul ne le connaissait, et c’est en 1874 seulement que la Fédération jurassienne devait l’adopter comme la formule la plus expressive du programme de l’émancipation du travail.

Le lendemain lundi, nous partîmes pour Bruxelles. De ce voyage de retour, je n’ai conservé que le souvenir d’ennuyeuses heures d’attente à Rotterdam, où, étant entrés pour déjeuner dans un petit cabaret du port, nous fûmes mis en présence d’un menu si mal odorant que, tout aguerri qu’il fût, notre estomac se révolta ; tristement, nous allâmes à jeun contempler le courant grisâtre de la Meuse — seule distraction qu’offrît le voisinage — jusqu’à l’heure du départ. À Bruxelles, nous fûmes accueillis par nos camarades belges avec les marques de la plus vive sympathie. Le soir, nous assistâmes à une réunion de la Fédération bruxelloise, que présida Victor Arnould, l’un des rédacteurs de la Liberté. « L’esprit qui animait cette assemblée — dit notre Bulletin — a été, pour les délégués des autres fédérations qui se trouvaient présents, un gage certain que les Sections belges ne permettront jamais à personne de porter atteinte à leur pleine et entière autonomie. »

Nous nous étions logés, les Espagnols et nous, dans un petit hôtel situé derrière l’Hôtel de ville. Je me souviens que le mardi, pendant que nous déjeunions dans le restaurant de l’hôtel, où il y avait beaucoup de monde, et que nous parlions à haute voix de nos affaires, survint De Paepe, avec qui nous avions pris rendez-vous[2]. En nous entendant causer librement, il nous dit, d’un air gêné : « Prenez garde, il y a ici des mouchards ». Et comme nous lui répondions, en riant, que cela nous était bien égal, il répliqua : « On voit que vous ne connaissez pas les mœurs du pays. Ici, on ne parle jamais, dans un endroit public, de questions sur lesquelles la police a intérêt à se renseigner. » Nous fûmes quelque peu estomaqués d’entendre une semblable déclaration ; nous nous étions figuré, dit l’un de nous, qu’en Belgique, où l’on pouvait tout écrire, on pouvait aussi tout dire. « Oui, sans doute, reprit De Paepe, mais à ses risques et périls. » Pour ne pas contrarier notre ami, nous nous tûmes.

Nous devions, Schwitzguébel et moi, repartir le même soir pour la Suisse, avec Cafiero. Les délégués espagnols avaient reçu mandat d’assister, après la clôture du Congrès de la Haye, au Congrès international qui devait se réunir à Saint-Imier le 15 septembre, sur l’initiative de la Fédération italienne. Nous étions déjà au 10 septembre. Plutôt que de s’attarder à Bruxelles, où ils n’avaient plus rien à faire, les Espagnols décidèrent de partir avec nous : en arrivant en Suisse quelques jours avant l’ouverture du Congrès de Saint-Imier, ils pourraient s’entendre

  1. Il habitait alors 17, rue Tournefort, dans le quartier Mouffetard.
  2. L’attitude de De Paepe avait été, pendant l’année qui s’écoula de la Conférence de Londres au Congrès de la Haye, expectante et non militante. Son esprit conciliant lui faisait désirer l’union et la tolérance mutuelle ; comme Jung, dont le caractère avait plus d’un rapport avec le sien, il n’avait pas voulu accepter un mandat de délégué à la Haye. Mais, après le Congrès, il reconnut qu’il n’était plus possible de conserver une neutralité qui eût été une désertion des principes, et il se déclara nettement contre les autoritaires. Il lui en coûta de rompre avec Marx, car, ainsi que je l’ai dit (p. 195), il avait pour celui-ci une déférence sincère et profonde. Cette déférence ne lui avait pas, d’ailleurs, concilié les bonnes grâces du pontife. Dans une lettre à Sorge (27 septembre 1877), Marx l’appelle « le filandreux bavard De Paepe (der schwatzschweifige De Paepe) ». Dix ans plus tard, Engels le traite de menteur (lettre à Sorge du 4 mai 1887) : « Les hâbleries de De Paepe… Le petit gaillard est un hâbleur incorrigible (Die Flunkereien des De Paepe… Das kertchen kann das Flunkern nicht lassen) ».