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Celui qui succède à M. Carteret ne lui ressemble guère. C'est M. Bakounine, le proscrit russe, qui a été condamné à la déportation par le gouvernement du tsar, et qui s'est sauvé de la Sibérie par l'Amérique. C'est un vieillard de haute taille, à l'air majestueux, à la voix vibrante. Il est salué par des applaudissements.

Il commence par déclarer que si quelqu'un désire le maintien de l'empire russe, il doit approuver l'écrasement de la Pologne. « Au point de vue du patriotisme national, dit-il, il est impossible de vouloir la grandeur de la Russie et de maudire en même temps les bourreaux de la Pologne. Mouravief n'est en définitive que le premier patriote russe... Dans la guerre qui se prépare pour un temps prochain, et dans laquelle l'empire russe devra intervenir, nous devons désirer que la Russie soit battue, et je fais des vœux pour cela. » (Applaudissements unanimes.)

« Nous savons, ajoute M. Bakounine, que la Russie ne se relèvera qu'en adoptant les principes du fédéralisme et du socialisme, n'en déplaise à M. de Molinari qui a protesté contre les socialistes. » (Bravos à gauche. Une partie de l'auditoire, s'apercevant qu'elle a affaire à un socialiste, semble regretter ses premiers applaudissements.)

M. Bakounine développe en quelques mots ses théories fédéralistes ; il parle contre la centralisation, contre l'esprit de nationalité. On applaudit, et, quand il a fini, on l'entoure pour le féliciter[1].

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Le président lève la séance. Garibaldi, en traversant la salle, reçoit encore une ovation d'adieu. Il doit quitter Genève le lendemain matin.

Nous discutions, en nous promenant, sur la signification des incidents divers de cette seconde séance du Congrès. Pour nous, socialistes, nous étions satisfaits. La franche déclaration faite par Dupont avait été bien accueillie par les démocrates avancés de l'assemblée ; Garibaldi y avait applaudi ; par contre, la protestation des économistes contre l'Adresse du Congrès ouvrier avait été reçue avec une défaveur visible. Nous repassions tous les discours prononcés, et nous trouvions dans plusieurs des paroles amies : le président Jolissaint avait cité Proudhon[2]. Bakounine s'était déclaré socialiste, Charles Lemonnier, parlant au nom de la démocratie française, avait paru pencher de notre côté.

Comme nous causions ainsi, nous sommes arrêtés dans la rue par un citoyen qui paraissait connaître mes camarades. Je demande son nom. C'est Gustave Chaudey.

Gustave Chaudey, l'exécuteur testamentaire de Proudhon, l'éditeur du dernier livre du grand socialiste, De la capacité politique des classes ouvrières, m'était connu depuis longtemps par un ami

  1. L'impression produite par le discours de Bakounine est indiquée par le début du discours que Charles Longuet prononça le lendemain. Parlant des idées qu'il croyait utile de développer, Longuet dit : « Quelques-uns des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune les ont déjà émises, et hier un proscrit de la Russie du tsar, un grand citoyen de la Russie future, Bakounine, les exprimait avec l'autorité du lutteur et du penseur ».
  2. Dans le discours qu'il avait prononcé en prenant possession du fauteuil se trouvait cette phrase : « Puisse ce Congrès être une manifestation imposante, noble, et digne de cette grande pensée de Proudhon : L'humanité moderne ne veut plus la guerre ! »