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« Croyez-vous, citoyens, que vous pourrez l'atteindre par le moyen qui nous a été proposé hier, en créant une religion nouvelle ? Non, n'est ce pas ? »

À ces paroles inattendues, Garibaldi, qui était assis sur l'estrade précisément au-dessous de l'orateur, lève la tête et se met à regarder fixement Dupont.

« Loin d'en créer une nouvelle, la raison doit détruire celles qui existent. Toute religion est un despotisme qui a aussi ses armées permanentes, les prêtres.

« Est-ce que ces armées-là n'ont pas fait au peuple des blessures plus profondes que celles qu'il reçoit sur le champ de bataille ? Oui ! ces armées-là ont faussé le droit, atrophié la raison !

« Ne débarrassez pas les casernes pour en faire des églises. Faites table rase des deux ! »

(Ici Garibaldi quitte son attitude expectante, et applaudit avec vivacité. L'assemblée l'imite, et Dupont attend pour continuer que les bravos aient cessé.)

« Maintenant abordons un autre sujet, la suppression des armées permanentes. Croyez-vous, citoyens, que lorsque ces armées permanentes seront dissoutes et transformées en milices nationales, nous aurons la paix perpétuelle ? Non, citoyens, la révolution de juin 1848 est là pour répondre....

« Pour établir la paix perpétuelle, il faut anéantir les lois qui oppriment le travail, tous les privilèges, et faire de tous les citoyens une seule classe de travailleurs. En un mot, accepter la révolution sociale avec toutes ses conséquences. »

Une partie de l'assemblée applaudit chaleureusement. Dupont, descendu de la tribune, reçoit les félicitations de la gauche.

On entend ensuite un orateur allemand, M. Borkheim[1], et un orateur genevois, M. Carteret. Le discours de ce dernier me paraît des plus insipides...…

  1. Ce discours de Borkheim (un journaliste allemand, ami de Karl Marx, et collaborateur de l'organe radical die Zukunft, de Berlin), si peu intéressant et si peu important que je ne crus pas devoir lui consacrer une ligne de mon compte-rendu, exposait cette thèse que pour assurer la paix de l'Europe, il fallait déclarer la guerre à la Russie. Les lettres de Marx à Kugelmann, publiées en 1902 dans la Neue Zeit, m'ont appris ce fait, qu'en prononçant ce discours Borkheim n'avait fait que suivre les instructions que Marx lui-même lui avait envoyées par lettre. Après le Congrès, Borkheim, « très vaniteux » (grundeitel), publia son œuvre en une brochure qu'il orna d'une préface « baroque et ridicule » (barock und geschmacklos). La publication de cette brochure causa de vives alarmes à Marx : il craignait qu'on en prît texte, dans la presse allemande, pour nuire à son prestige personnel (il venait de publier le premier volume du Kapital) en se moquant de Borkheim et en rendant Marx responsable des sottises de son ami. Il se sentait dans une « fausse position », car Borkheim n'était pas défendable : « il manque complètement de tact et de goût, ainsi que des connaissances nécessaires ; il ressemble aux sauvages, qui croient s'embellir en se tatouant le visage de toutes sortes de couleurs criantes »,— et d'autre part Marx n'aurait pas osé le désavouer publiquement, parce que Borkheim n'eût pas manqué alors de montrer la lettre qu'il avait reçue de l'auteur du Kapital. Les lettres que Marx a écrites à Kugelmann à ce propos (11 et 13 octobre 1867), et desquelles j'ai extrait ce qui précède, sont à la fois amusantes et instructives. Il conclut ainsi : « Je suis puni par où j'ai péché.... J'aurais dû réfléchir que Borkheim, obéissant à son naturel, enfreindrait infailliblement les sages limites que lui prescrivait ma lettre. La seule tactique à suivre, maintenant, est celle-ci : se taire, aussi longtemps que nos ennemis ne parleront pas [de la brochure de Borkheim] ; s'ils parlent et s'ils veulent me rendre responsable, faire des plaisanteries sur ce thème, qu'ils sont forcés de m'attribuer les frasques de Borkheim, pour se dispenser d'avoir à répondre à mon livre. »